Plan proposé
Partie 1 : L’hédonisme naturel de l’homme
a - L’empirisme de fait.
Si l’homme est d’abord un animal, c’est parce qu’il possède un corps qui l’instruit de ce qui l’entoure. À cet égard, il faut reconnaître à Épicure, dans sa Lettre à Ménécée, d’avoir fondé l’empirisme, au sens où il est l’un des premiers à avoir montré que l’homme s’oriente en fonction des sensations qu’il a du monde extérieur. Le plaisir est donc un guide naturel de l’homme, qui n’est pas d’abord concerné par la façon dont les autres ressentent le monde extérieur, mais se comprend comme un centre névralgique de sensations propres (conception de l’atomisme épicurien).
b - La moralité du plaisir.
Il serait toutefois faut de faire du plaisir une conception morale frustre, réduite à un comportement de pourceau, comme on a parfois voulu le dénoncer chez Épicure. L’homme est en effet un être raffiné, qui cherche avant tout à construire une compréhension intelligente de ses sensations, et qui en vient donc à développer une culture rationnelle des plaisirs. Bentham rend ainsi hommage à l’épicurisme, en montrant que sa conception de l’intérêt et de l’utilité n’est qu’une prolongation de la théorie d’Épicure. Se pose alors le problème de savoir si le plaisir n’est pas plus complexe qu’il n’y paraît, c’est-à-dire de comprendre si, à la manière de Mandeville dans La fable des abeilles, on peut réellement supposer que tous les plaisirs individuels, ou les vice privés, font automatiquement la vertu publique.
c - Le bonheur comme fin du plaisir.
Dès lors, comme l’affirme Mill, dans De l’utilitarisme, il faut raffiner la conception hédoniste et individualiste de l’utilitarisme pour affirmer la nécessité de trier et hiérarchiser les plaisirs. Le critère de l’utilité sociale corrige donc nécessairement le calcul individuel du plaisir, qui ne peut jamais se résumer à un faites-vous plaisir dans lequel le sujet n’aurait aucune distanciation par rapport à soi. Le bonheur est donc la fin du plaisir.
Partie 2 : La sympathie de tout plaisir bien compris.
a - La construction intellectuelle du plaisir.
La force de la théorie de Mill est en ce sens de montrer qu’il n’est pas nécessaire d’imposer politiquement une conception du souverain bien, comme cherchait par exemple à le faire Aristote dans L’éthique à Nicomaque. C’est de l’individu lui-même que vient la compréhension du fait qu’il ne peut borner son plaisir à un calcul égoïste. Comme le montre en effet Smith, si l’égoïsme est utile économiquement, il faut présupposer plus fondamentalement un rapport sympathique au monde (La théorie des sentiments moraux) selon lequel tout homme comprend son propre plaisir en fonction de son environnement, et notamment de la présence d’autres sujets humains.
b - Le progrès de l’intellectualisation du plaisir.
Par conséquent, il convient de concevoir un progrès moral de l’humanité, qu’évoque d’ailleurs Mill dans son De la liberté. Ce progrès moral viendrait du travail progressif de cette intellectualisation de la position naturelle du spectateur impartial, naturelle au sens où elle se construit spontanément dans la rationalisation que je fais de mon agir. Mill se rapproche en cela de L’idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique de Kant, puisque le règne des fins y désigne justement cette nécessité d’universaliser la maxime de mon action pour m’efforcer d’agir de conserve avec les autres.
c - La loi morale et le désintérêt au-delà du plaisir.
Il y aurait donc subsomption naturelle du plaisir, selon laquelle son intellectualisation conduirait l’homme à dépasser son égoïsme naturel, pour reconnaître qu’il doit renoncer à son intérêt pour ne jamais simplement agir en traitant autrui comme un moyen, mais toujours également comme une fin. Cette formulation de l’impératif catégorique, que défend Kant dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, enjoindrait donc de remarquer que le « faites-vous plaisir » est en fait un oxymore par lequel l’homme finira toujours par agir par-delà son plaisir animal.
Partie 3 : La relativité morale et le retour du plaisir.
a - Le choix de la tromperie.
Cependant, la possibilité de construire un univers moral commun suppose que tous les hommes en viendront nécessairement à choisir des fins communes, en acceptant honnêtement une forme de contrat moral humaniste. Pourtant, comme l’affirmait déjà Hume dans le Traité de la nature humaine, il peut paraître plus rationnel à un homme de « préférer la destruction du monde à une égratignure de son doigt ». La raison peut donc m’indiquer le bien des autres, mais mon intérêt peut me recommander de tromper les autres, et de faire semblant de les respecter tout en choisissant de satisfaire égoïstement mes choix les moins avouables.
b - La guerre des dieux.
Est-il d’ailleurs nécessaire de supposer une telle infamie de l’homme ? Si, comme l’affirme Nietzsche dans L’antéchrist, « Dieu est mort », ou comme le confirme Dostoïevski, dans Les frères Karamazov, « si Dieu est mort, tout est permis », peut-être faut-il également invoquer le fait que les repères moraux communs sont souvent très fragiles. Dès lors, le relativisme culturel, la finitude humaine, et la difficulté de rationaliser définitivement nos choix moraux, nous obligeraient à reconnaître que l’homme est condamné à une « guerre des dieux », au sens où Max Weber montre qu’il paraît désormais impossible, devant nos différences culturelles, de construire des repères moraux communs.
c - Le rejet hédoniste de la transcendance.
Il devient alors nécessaire de reconnaître que le paradis ou l’infini n’est plus à la portée des caniches que sont devenus les hommes (Céline), et que nos choix moraux ne sont que le reflet de nos passions, à peine domestiquées par les lois civiles et les règles de la civilité. Le « Faites-vous plaisir » ne serait ainsi que l’aveu du Crépuscule du devoir, au sens où Lipovetsky montre que, depuis que domine la dynamique démocratique de l’égalité (au sens de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique), les hommes sont obligés de reconnaître qu’il est impossible de faire taire leurs différences morales. Derrière cette formule digne de Mai 68, il faudrait donc apercevoir le tragique de l’existence humaine, obligée d’affronter son relativisme le plus dangereux, comme le prévoyait en un sens la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, qui se posait ainsi la question de savoir si le « mot même d’humanisme a encore un sens aujourd’hui ».