Y a-t-il des sociétés plus naturelles que d’autres ?

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L'analyse du professeur


La Fable des abeilles de Mandeville est une sorte de conte philosophique au moyen duquel ce célèbre représentant des premières formes d’utilitarisme compare la société humaine à une société animale, et cherche ainsi à montrer que les hommes n’ont pas naturellement intérêt à se détruire mutuellement, mais sont enclins à coopérer pour le plus grand bien-être de tous et de chacun. Pourtant, l’histoire semble démontrer que cette utopie d’une société naturelle, qui se dispenserait de la régulation politique et juridique d’un État, ne peut exister en pratique et confine au conflit. La nature peut-elle être une norme, un fondement de la sociabilité ? Y a-t-il un sens à parler de sociétés naturelles ? Comment distinguer les critères de la naturalité ? Réfléchir à la question de savoir si certaines sociétés sont plus naturelles que d’autres engage ainsi à se poser le problème de ce qui fait le lien social, et, si tant est qu’il peut sembler naturel, à s’interroger sur la façon de respecter cette forme de naturalité. Le problème paraît en ce sens reposer sur une contradiction évidente : toute société semble à la fois naturelle, puisqu’elle est composée d’individus qui sont d’abord déterminés par ce qu’ils sont par nature, comme non naturelle, puisqu’elle implique nécessairement que la coexistence entre ces individus modifie la simple expression de ce qu’ils sont par nature, au point de construire une culture qui discipline, voire bouleverse, les données naturelles. Quelle est la limite au-delà de laquelle la transformation de la nature permet de caractériser un arrachement à cette nature ? Toute culture n’est-elle pas par principe une non-nature ? Jusqu’à quel point peut-on identifier une nature qui serait un norme, et au regard de laquelle on pourrait distinguer des sociétés plus naturelles que d’autres ? Nous chercherons tout d’abord à définir la notion de société naturelle, afin de montrer qu’elle permet de distinguer différents types de sociétés, naturelles et non naturelles. Nous en viendrons toutefois ensuite à constater que le critère de distinction que nous avons construit revient à essentialiser le comportement de l’homme, et à ne pas prendre conscience que la notion de nature ne peut signifier la même chose chez l’homme que pour tout animal. Dès lors, nous tenterons, dans la dernière partie de notre raisonnement, de montrer que l’homme a paradoxalement une nature culturelle, c’est-à-dire qu’il n’est possible à son égard de parler de société naturelle qu’en acceptant que le critère naturel se fonde moins sur des caractéristiques essentielles que sur des valeurs morales.

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Plan proposé

Partie 1

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Parler de société naturelle implique littéralement que les membres d’une telle société possèdent par nature des liens entre eux, et font société parce que ce qu’ils sont les appelle à être ensemble. C’est la raison pour laquelle la notion de société naturelle, ou d’association naturelle, est également applicable aux animaux : ce sont des critères identitaires communs qui portent des membres d’une même espèce à vivre ensemble, afin par exemple de partager les nécessités biologiques premières (se reproduire, se nourrir etc.).

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Les sociétés sont donc des sociétés dans lesquelles les règles sont déterminés à partir de ce que la nature donne en commun aux membres qui s’associent, ce qui signifie qu’une société sera d’autant plus naturelle qu’elle existe spontanément, et ne modifie pas ce que la nature a créé en elle. Une société naturelle s’oppose donc à toute construction culturelle.

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Le problème d’une telle définition est de supposer implicitement que la nature fait bien les choses, c’est-à-dire qu’il suffit de posséder des caractéristiques naturelles communes pour que la vie sociale se passe de façon harmonieuse. Or, comme le montre le règne animal, l’entente entre les membres d’une même espèce n’est pas forcément acquise, et il se peut qu’une société confrontant des individus naturels conduise à ne pas respecter la nature de chacun (comme dans le cas des rivalités qui naissent spontanément, et conduisent par exemple à le destruction de tel ou tel membre). Le critère de la société naturelle semble donc différent de la simple association des caractéristiques naturelles de ses membres. Autrement dit, une société est d’autant plus naturelle que l’équilibre spontané qu’elle trouve permet à chacun de vivre conformément à sa nature.

Partie 2

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Le problème de la définition des sociétés naturelles auquel aboutit le raisonnement précédent est ainsi de montrer qu’il peut y avoir des équilibres naturels différents, et que le choix de ces équilibres peut conduire à hiérarchiser le degré de naturalité des sociétés que l’on considère. Ce problème est particulièrement apparent dans le cas des sociétés humaines : comment peut-on véritablement trouver un critère des exigences naturelles, attendu que les caractéristiques naturelles ne semblent pas du tout évidentes pour des hommes dont la propriété principale est de s’adapter à des circonstances changeantes, et donc de ne pas avoir une nature s’exprimant uniformément selon les contextes ?

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Le fait de remarquer que la nature humaine est une nature « plastique », qui exprime des choses différentes en fonction de la situation, conduit alors à contester la possibilité de définir l’organisation sociale en fonction d’un strict critère de nature. Par exemple, une règle considérée comme naturelle dans un cas (tuer la personne qui nous met en danger en nous défendant contre son agression potentielle) ne le sera pas dans un autre (si par exemple nous vivons dans une société où le pouvoir de tuer est proscrit, ou réservé à des autorités particulières).

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Il ne semble donc pas possible de dire qu’il y a des sociétés plus naturelles que d’autres, puisque les critères de la nature ne sont pas les mêmes en fonction des situations. On peut certes globalement et de façon caricaturale distinguer des sociétés naturelles et des sociétés non naturelles, dans la mesure où certaines sociétés respectent des conditions de vie naturelles, et n’obligent pas leurs membres à aller contre leurs natures, à l’inverse d’autres (comme les sociétés totalitaires, qui cherchent à contrôler la nature de chacun), mais il paraît impossible de hiérarchiser strictement ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas.

Partie 3

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Pourtant, même au regard de ce qui vient d’être montré, il semble que nous pouvons continuer à parler de ce qui semble naturel ou de ce qui ne le semble pas. Autrement dit, quand bien même il semble difficile de définir de façon abstraite un critère de la norme naturelle, le langage commun continue à user du critère de ce qui est naturel pour juger d’une situation sociale. Il nous semble par exemple peu naturel d’empêcher les individus d’exercer un culte de leur choix.

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Cet usage commun du critère naturel implique en réalité de considérer que la nature ne dépend plus d’une définition essentielle, ontologique, mais au contraire de ce qui apparaît évident et logique dans un contexte donné. Conforme en cela au fait que l’homme est un être plastique, dont la nature s’exprime en fonction d’un contexte donné, il devient possible de définir le critère du naturel en fonction de ce qui se déduit automatiquement de principes choisis.

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Dès lors, il redevient possible de juger de l’éloignement de certaines sociétés à l’égard de leur nature, à condition de ne pas faire du naturel un critère absolu, mais de le considérer comme un critère relatif, c’est-à-dire comme un critère dépendant de ce que sont les hommes à un moment donné, et de ce qu’impose leur association pour respecter au maximum ce qu’il veulent et expriment alors.