Une critique philosophique de la religion

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L'analyse du professeur


Le traumatisme de la Shoah fut à l’origine d’une réflexion philosophique approfondie et renouvelée sur la question de savoir comment il était encore possible de penser, pour paraphraser Hans Jonas (un des plus éminents représentants de cette mise en question théologique autant que philosophique), « Le concept de Dieu après Auschwitz ». Cette réflexion fut ainsi d’autant plus surprenante que la plupart des démocraties contemporaines de la Shoah semblaient avoir précisément réglé le problème du processus de sécularisation, en fondant désormais leurs modalités de fonctionnement sur une claire séparation du public et du privé, sur une critique rationaliste du pouvoir temporel de la religion.

Cet exemple permet donc de reposer la question du rapport à la religion, et invite à se demander ce qu’il pourrait résulter d’une critique approfondie de notre rapport aux religions. La question de critique philosophique de la religion ne semble ainsi pas pouvoir se poser sans réfléchir à cette confrontation contemporaine à la barbarie, d’autant que l’expérience de cette barbarie ne saurait se résumer à une réflexion sur l’extermination des juifs, dans une époque marquée comme aujourd’hui par la résurgence des fondamentalismes religieux et du terrorisme qui leur est parfois lié. En ce sens, si le propre de la philosophie est de faire de l’enquête sur la vérité le moyen d’une recherche de la sagesse et du comportement juste, sa façon de remplacer la fonction morale traditionnelle de la religion, dans une modernité éminemment marquée par le rationalisme athée, semble dès lors la mettre au premier rang de responsabilité quant aux atrocités perpétrées au cœur de cette modernité. Autrement dit, la capacité à produire un critère du bien et du juste indépendamment d’une référence à une transcendance semble problématique, et appeler réciproquement à repenser le rapport moderne aux valeurs. Nous nous attacherons à montrer que la critique philosophique et religion s’est historiquement traduite par la construction d’une modernité laïque, quelles que soient les versions de cette laïcité. Nous en viendrons toutefois à montrer que cette apparente laïcité n’a cependant pas supprimé tout besoin de religieux et de croyance. Dès lors, nous nous interrogerons enfin sur la possibilité de penser une relation positive entre religion et philosophie, consciente de la complémentarité de ces approches.

[...]

Plan proposé

I. Le triomphe critique rationaliste de la morale religieuse.

Ia. Le discrédit scientifique de la religion.

Il semble tout d’abord que la religion n’a pas vraiment survécu à l’époque moderne, en tout cas pas comme discours moral exclusif de toute autre vérité, dans la mesure où sa position conservatrice scientifiquement a entraîné son discrédit moral. C’est ce que montre le procès de Galilée et son statut symbolique de l’obscurantisme religieux que raille Voltaire dans Candide.

Ib. L’inversion du droit et de la morale.

En l’absence d’une vérité morale, et au regard de l’exclusivité des monothéismes, il semble que le propre des sociétés modernes (au sens de sociétés développées et démocratiques) est d’avoir refusé de laisser la religion occuper le terrain public (pour les assigner à une sphère privée, relevant du choix de chacun, et de l’organisation libérale globale), à tel point que le droit positif (les lois) s’est donné pour tâche d’assurer la coexistence de sphères morales considérées comme secondes par rapport à la loi des hommes. Marx a ainsi contribué à montrer que la religion est un discours fallacieux qui endort la vigilance politique des individus et leur promet un ailleurs utopique pour mieux les asservir socialement.

Ic. La diversité des laïcités.

Ce reflux du religieux dans le domaine privé a donc laissé une forme de vide moral public, vide occupé par la réflexion éthique moderne (la différence entre morale et éthique est théorisée par Ricoeur dans Soi-même comme un autre), dont la spécificité serait la capacité à justifier rationnellement des normes d’action. En ce sens, peu importe la position exacte de l’État par rapport aux religions : quelles que soient les laïcités en jeu (neutralité de l’État, refus des signes religieux ou financement égale des communautés) : toutes semblent partager une même séparation entre une éthique philosophique publique et des religions privées.

II. Le retour du religieux, et la crise philosophique de la modernité.

IIa. La particularité du discours religieux.

Il semble toutefois possible, comme l’a montré Kierkegaard dans son Post-scriptum aux miettes philosophiques, de considérer qu’un discours rationnel sur le comportement est un discours étranger au réel besoin moral, puisque ce besoin ne demande pas tant à comprendre logiquement les motivations d’une action, qu’à saisir émotionnellement et sentimentalement une forme de réponse à des angoisses. Une critique rationaliste, scientifique ou politique, de la religion est donc impuissante à proposer une alternative, et le besoin de religieux, comme le montre Carl Schmitt dans Théologie politique, continue à habiter les consciences modernes.

IIb. La modernité, une époque froide et sans signification.

Dès lors, si le besoin de signification morale ne peut être totalement satisfait par une réponse logique et éthique, la philosophie ne peut se substituer purement et simplement se substituer à la religion, et plus elle tente de le faire, plus elle attise un besoin qu’elle ne peut combler. En outre, s’il est vrai que la légalisation constante des relations sociales implique de plus en plus une procéduralisation de la justice (juridique et judiciaire), le besoin de sens moral religieux n’en est que moins satisfait. La réflexion de Marcel Gauchet, dans La religion dans la démocratie, met bien en relief ces ambivalences d’une critique religieuse de la laïcité.

IIc. La crise de la modernité, un catalyseur du religieux.

Enfin, s’il semble bien que la modernité entre en crise (notamment politique et économique, depuis les chocs pétroliers, et avec la lente désillusion de l’État providence), une telle modernité conduit à cultiver un doute croissant à l’égard des formes rationnelles de la réflexion morale. La religion semble ainsi à bon droit pouvoir répondre aux attentes morales, au moment d’ailleurs où la philosophie paraît discréditée (sous la forme de l’engagement) par les erreurs de ses intellectuels les plus renommés (comme Sartre au sujet du communisme). C’est ainsi que Malraux a pu prédire une « XXIème siècle religieux ».

III. La corrélation contemporaine entre religions et philosophie.

IIIa. La transformation contemporaine du religieux.

Il apparaît cependant, sans nécessairement contredire Malraux, que la résurgence contemporaine de la religion est problématique, puisque le repli sur le besoin de signification religieuse n’est plus coordonné par une tradition. Dès lors, il s’agit moins d’une recherche du religieux que d’une recherche du sens qui peut très bien déboucher sur des fanatismes détournant les religions de leurs messages fondamentaux. C’est un tel phénomène radicalisation qu’analyse Farhad Khosrokhavar dans Radicalisation.

IIIb. Le difficile dialogue des religions.

En outre, les replis religieux contemporains risquent fort de provoquer des formes de communautarisation sociales, au regard desquelles les croyances deviennent des moyens de refuser l’autre pour se créer une identité propre. La religion irait donc contre elle-même, puisqu’elle ne serait plus le moyen de construire un message moral, mais deviendrait le moyen de s’enfermer sur une communauté morale.

IIIc. Le retour de la philosophie.

Contre ces deux menaces pesant sur le religieux lui-même, il semble que la philosophie a comme un rôle à jouer, c’est-à-dire qu’elle se doit de montrer comme construire un dialogue non seulement entre les religions, mais entre les positions religieuses et les positions athées. À cet égard, comme le montre Ricoeur, dans Aux frontières de la philosophie, la philosophie requiert une enquête sur ses origines et ses formes religieuses, tout autant que les religions ont à gagner de ce dialogue philosophique.