Un sentiment est-il plus difficile à décrire qu'un objet ?

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L'analyse du professeur


Le problème des sentiments semble souvent lié à la subjectivité qui les caractérise, c’est-à-dire au fait qu’il est parfois difficile de les percevoir objectivement : c’est le grand atout de Don Juan ou le drame de Cyrano, l’un étant passé maître dans l’art de les décrire, alors que l’autre paraît incapable de décrire ce qu’il ressent pourtant paradoxalement de façon plus authentique. À cet égard, la question de savoir si un sentiment est plus difficile à décrire qu’un objet semble trouver toute sa pertinence, parce qu’elle indique l’épineux problème du langage des émotions, et suggère qu’il faudrait objectiver les émotions pour parvenir à trouver une façon exacte de les décrire. Toutefois, la description des objets pose elle-même problème : un objet n’est en effet souvent décrit qu’au moyen de ses propriétés les plus communes, et la description n’atteint l’objet qu’au prix d’un renoncement problématique à ce qu’il est individuellement. Par ailleurs, l’objet se donne à décrire dans un rapport objectif qui dépend de sa présence extérieure, alors que le sentiment peut être suscité par de multiples causes : il ne requiert en ce sens qu’un rapport du sujet à lui-même, et ne dépend pas de l’extériorité. Comparer les descriptions de l’objet et du sentiment est donc problématique, conduit à s’interroger sur le paradoxe de toute description, qui suppose à la fois une projection objective de la chose à décrire, et la capacité à se forger une représentation subjective de la chose à saisir. Nous nous attacherons donc tout d’abord à montrer que la description d’un sentiment est par principe plus difficile que celle d’un objet, dans la mesure où le sentiment ne se présente pas de façon objective. Toutefois, nous en viendrons à remettre en question cette distinction, dans la mesure où la subjectivité du sentiment semble offrir un accès privilégié à sa perception. Il nous faudra toutefois dépasser cette opposition entre sentiment et objet, en montrant que l’un comme l’autre ne sont que des représentations subjectives, dont la description possible dépend moins d’une différence de nature que de l’intensité de leurs perceptions.

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Plan proposé

Partie 1 : L’évidente objectivité de l’objet.

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La description de l’objet repose tout d’abord sur la capacité à en posséder une perception sensorielle, c’est-à-dire être dans un rapport sensoriel permettant d’en identifier les caractéristiques objectives. À cet égard, le sentiment n’est pas un objet et ne peut être identifiable par des propriétés sensibles.

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La description de l’objet repose par ailleurs sur des propriétés physiques, c’est-à-dire sur les lois de la nature telles que les sciences les découvrent, les formulent et les théorisent. Le sentiment ne repose pas pour sa part sur de telles lois : la capacité à le décrire ne peut donc prendre appui sur ces lois.

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La description de l’objet repose enfin sur la possibilité de le montrer ou d’en faire l’expérience : rien de plus simple en effet que de montrer une représentation de l’objet, ou que de renvoyer à son expérience. Rien de tel en revanche concernant le sentiment : il n’est en effet pas simple de susciter un sentiment, et le sentiment provoqué n’est jamais de façon évidente celui que l’on voulait susciter.

Partie 2 : La subjectivité comme accès privilégié au sentiment.

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Contrairement aux apparences toutefois, l’objet n’est pas toujours simple à atteindre : il suppose de maîtriser des conditions extérieures, ce qui n’est pas toujours facile, lorsque par exemple les objets sont rares ou disparus. En revanche les sentiments sont proprement humains, et ne supposent pas d’autre présence que celle de l’homme qui décrit.

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En outre, un sentiment peut avoir des causes multiples, alors qu’un objet précis est théoriquement unique, et ne peut être remplacé par un autre objet. Il semble donc que l’accès au sentiment est plus économique (nécessite moins de moyens) que celui à l’objet.

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Enfin, parce qu’un objet est unique, il est nécessairement plus difficile à décrire dans sa particularité. Un sentiment en revanche n’est nommé et décrit qu’en fonction d’une convention de langue qui reste subjective (il n’est pas possible d’en formuler une preuve objective).

Partie 3 : La subjectivité de toute représentation.

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Il est toutefois vain de vouloir distinguer objectivité et subjectivité de la perception de l’objet et du sentiment : les deux sont des représentations du sujet pensant, et la véritable différence de description entre les deux ne vient que d’autres facteurs.

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La facilité de la description dépend tout d’abord de la proximité de ce qui est à décrire. Un objet comme un sentiment ne sont descriptibles qu’en fonction de l’attention de celui qui veut décrire, ou de sa mémoire, ce qui conduit à remarquer que la facilité se dégrade en fonction de l’éloignement de ce qui est à décrire.

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Enfin, l’intensité de la perception est également un facteur déterminant de la capacité à décrire. Ainsi, une chose perçue intensément est d’autant plus facile à décrire, alors qu’une chose qui ne marque pas celui qui cherche à la décrire devient vite imprécise et obscure.