plans philo à télécharger pour préparer examens & concours
> tous nos plans
Il est devenu banal d’évoquer le fait que « la démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres ». Cette citation de Churchill, loin d’être une boutade, signifie que la démocratie est un mode de gouvernement qui n’est pas exempt de défauts, mais dont les défauts, peut-être quantitativement les plus grands, sont globalement moins risqués dans leurs effets que ceux des autres régimes.
C’est d’une certaine manière le sens du texte de Tocqueville ici soumis à notre étude, texte qui porte sur la comparaison entre la monarchie et la démocratie. Dans ce texte, Tocqueville se fait l’analyste des défauts de la démocratie, défauts qu’il connaît d’autant mieux qu’il en a proposé une analyse détaillée dans son livre La démocratie en Amérique, et qu’il a défendu l’idée, dans L’ancien régime et la révolution, que la transition démocratique en France s’est réalisée de façon trop abrupte et radicale pour espérer voir se mettre d’emblée en place un régime stable et porteur de progrès. Le problème que pose ainsi cet auteur est celui de comprendre en quoi la démocratie serait véritablement équilibrée, et jusqu’à quel point cet équilibre est porteur d’une perfectibilité qui en fait la supériorité par rapport à toute autre pratique politique.
Nous chercherons ainsi tout d’abord à comprendre en quoi la monarchie est préférable en tant que façon cohérente de gouverner un peuple dans le temps. Nous verrons ensuite dans quelle mesure cette cohérence administrative et politique ne suffit pas, et pourquoi la supériorité de la démocratie se situe dans sa capacité à former les hommes et à créer une dynamique sociale d’égalité et de progrès.
[...]Reprenant ce que Machiavel affirmait déjà dans Le Prince, Tocqueville porte un jugement sur l’efficacité politique du gouvernement d’un seul, et montre que la rationalité politique d’un seul est nécessairement plus stable et cohérente que le gouvernement de la multitude. Cette affirmation semble incontestable, dans la mesure où une prise de décision collective se heurte à la multiplicité des points de vue, multiplicité qui ne garantit non seulement pas que le meilleur point de vue s’impose, mais qui fait courir le risque que les décisions ne soient pas cohérentes les unes par rapport aux autres.
Tocqueville précise ici le point de vue défendu. Il fait d’abord une concession, ou refuse d’entrer dans le débat platonicien de savoir si un homme seul est plus éclairé que la masse. Si Aristote pouvait en effet affirmer contre Platon, que la multitude est plus intelligente que le raisonnement d’un seul, Tocqueville suppose une égalité de lumières, c’est-à-dire une égalité entre la pertinence des décisions d’un seul ou de plusieurs, afin de montrer que ce qui fonde sa préférence apparente à ce stade pour la monarchie vient du fait que la décision d’un seul conduit à mobiliser toute l’énergie et le savoir politique vers l’application de cette décision. Autrement dit, un roi ou une personne qui possède seule le pouvoir, ne perd pas de temps à débattre de la légitimité de la décision, mais emploie toutes ses forces pour tenter d’adapter au mieux sa décision à la société qu’il entend gouverner.
Ce qui est important ici est l’idée de régularité administrative et d’ordre méthodique dans le gouvernement. Tocqueville montre en effet que les règles de gouvernance d’un peuple requièrent de la méthode, c’est-à-dire doivent être pensées comme des règles faisant respecter des principes et obéissant à une finalité cohérente. De ce point de vue, l’insistance sur les circonstances locales ou sur les dispositions du peuple laisse à entendre que le peuple risque fort d’être versatile et de ne pas prendre des décisions aussi fiables dans le temps que celles d’un homme seul. L’appel à l’expérience est un rappel de l’expertise sociologique et historique du vécu de Tocqueville, qui a observé la démocratie américaine et a pu se rendre compte des difficultés inhérentes à son fonctionnement pluraliste.
Tocqueville radicalise ici son raisonnement. Il n’évoque plus le simple gouvernement d’un seul, mais le despotisme intelligent, en référence peut-être à la figure française de Robespierre, qui par la terreur a voulu faire respecter ses décisions au prix de l’exécution de ses opposants, qualifiés d’ennemis de la patrie. Ce despotisme, qui est un régime où le gouvernant n’a pas de légitimité si ce n’est celle de sa force et de la crainte qu’elle inspire, reste en apparence préférable à la démocratie du point de vue de la méthode de gouvernement évoquée au début du raisonnement. Toutefois, il convient de balancer l’argument mobilisé en remarquant que les conséquences positives sont plus nombreuses dans le cas de la démocratie. Se retrouve ici le fait que la démocratie semble « le pire des régimes », dangereux dans son incohérence, mais « à l’exception de tous les autres », puisque sa force se situerait dans le fait qu’elle permet de mieux agir sur différents plans, et donc de compenser certains risques particuliers.
Tocqueville distingue l’évaluation politique sous l’angle de l’administration des affaires publiques (la capacité à imposer des règles de fonctionnement) de celle que l’on pourrait faire sous l’angle de l’éducation politique du peuple, c’est-à-dire dans la capacité à transformer l’homme en citoyen autonome. La démocratie permettrait ainsi de former le citoyen à ce qu’il doit faire, ce qui signifie que les règles sont moins indispensables : un homme qui se pense comme citoyen est ainsi un homme qui n’a pas besoin de règles pour savoir qu’il doit respecter la liberté des autres, ou encore reconnaître la légitimité du gouvernement dont il fait partie. Il en va tout autrement dans une gouvernance despotique, puisque le sujet du pouvoir politique se pense toujours comme soumis à une autorité qu’il n’a pas contribué à mettre en place. Tocqueville rejoint ici Rousseau et l’idée que la volonté générale du gouvernement n’est que la volonté politique qui exige en chacun lorsqu’il est devenu autonome.
L’inquiète activité se rapproche dans ce que Leibniz nommait déjà en son temps l’inquiétude, c’est-à-dire un ensemble de sollicitations inconscientes qui poussent à agir d’une certaine manière sans nécessairement avoir conscience du déterminisme qui pèse sur soi. Chaque citoyen d’une démocratie se trouve ainsi déterminé par un esprit de collectivité ou de communauté selon lequel il agit toujours par rapport au groupe ou au peuple auquel il appartient. La valeur de la démocratie se situe donc dans cet ensemble de circonstances qui permettent à chacun de se penser comme faisant partie d’un tout dont il est solidaire. La coopération n’est ainsi pas seulement contrainte politiquement, mais elle devient économique et sociale, et produit une synthèse collective bien plus puissante.