Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie - amitié

Partager sur Facebook Partager sur Twitter


L'analyse du professeur


Platon prétendait, dans le Lysis, que l’amitié résulte d’une volonté de s’approprier les qualités de l’autre, parce que ces qualités nous fascinent et nous attirent. Profondément centrée sur la représentation intellectuelle, cette idée du désir pour les qualités semble toutefois s’opposer à l’expérience la plus commune de l’amitié, plutôt pour sa part centrée sur l’émotion et le sentiment. Comment expliquer cet apparent hiatus entre le sentiment et la représentation intellectuelle ? C’est à cette question que s’attache à répondre le texte de Schopenhauer ici soumis à notre étude. Il défend en effet une thèse pessimiste, selon laquelle la véritable amitié est indiscernable des masques de l’égoïsme, ce qui le conduit à affirmer la nécessité de se contenter de quelques témoignages disparates d’amitié. Plutôt que de le déplorer, ne faut-il pas plutôt constater que le sentiment amical est par nature profondément ambigu ? La thèse de Schopenhauer ne recèle-t-elle pas une ambiguïté, puisqu’elle explique elle-même que l’amitié peut jaillir des imperfections de la nature humaine ? Nous nous attacherons à montrer que le texte débute par un propos nostalgique qui déplore le recul de l’amitié authentique, et oppose ainsi fondamentalement égoïsme et amitié. Nous chercherons alors à comprendre de quelle manière il en vient ensuite à défendre une morale du pessimisme, au regard de laquelle l’homme doit se contenter du peu des restes d’amitié qui animent encore des relations humaines. Nous achèverons enfin notre analyse en montrant que Schopenhauer opère une généralisation finale, qui lui permet à la fois de poser le principe de la proportionnalité entre proximité et amitié, et d’envisager l’amitié plus comme un principe émotionnel que comme sa traduction intellectuelle.

[...]

Plan proposé

Partie 1

a

De même que le papier-monnaie circule en place d’argent, de même, au lieu de l’estime et de l’amitié véritables, ce sont leurs démonstrations et leurs allures imitées le plus naturellement possible qui ont cours dans le monde. Il s’agit ici d’un constat non justifié, qui pose le paradoxe selon lequel l’artifice des relations sociales est devenu une seconde nature de l’homme. AS semble ainsi valider l’intuition des moralistes du XVIIe siècle, tel La Rochefoucauld, pour lesquels une forme d’hypocrisie sociale masque nécessairement les relations humaines dans un cadre social.

b

On pourrait, il est vrai, se demander s’il y a vraiment des gens qui méritent l’estime et l’amitié sincères. Quoi qu’il en soit, j’ai plus de confiance dans un brave chien, quand il remue la queue, que dans toutes ces démonstrations et ces façons. AS fournit ici une explication du raisonnement précédent, en montrant que l’artifice des relations sociales serait une réserve et une protection, au regard desquelles l’homme ne chercherait pas tant à se dissimuler et à tromper, qu’à maintenir une politesse sociale nécessaire, tout en étant convaincu que l’amitié véritable ne se trouve que difficilement dans ce contexte biaisé. Dépassant le constat, AS formule donc une généralité, qui oppose le naturel de l’animal (qui n’a pas appris à se déguiser) à l’artificiel hypocrite humain (dont on ne connaît jamais la sincérité). Il semble ainsi implicitement en appeler à une forme de retour au naturel et à l’authentique dans les relations sociales.

c

La vraie, la sincère amitié présuppose que l’un prend une part énergique, purement objective et tout à fait désintéressée au bonheur de l’autre, et cette participation suppose à son tour une véritable identification de l’ami avec son ami. L’égoïsme de la nature humaine est tellement opposé à ce sentiment que l’amitié vraie fait partie de ces choses dont on ignore, comme du grand serpent de mer, si elles appartiennent à la fable ou si elles existent en quelque lieu. Synthétisant le raisonnement précédant, AS construit une opposition rigide entre l’amitié vraie, qui est de l’ordre de la sympathie désintéressée, et l’égoïsme, dont les motifs intéressés sous-jacents vont jusqu’à rendre utopique l’attente d’une amitié véritable, tant ils prennent l’apparence trompeuse de cette amitié.

Partie 2

a

Cependant il se rencontre parfois entre les hommes certaines relations qui, bien que reposant essentiellement sur des motifs secrètement égoïstes et de natures différentes, sont additionnées néanmoins d’un grain de cette amitié véritable et sincère, ce qui suffit à leur donner un tel cachet de noblesse qu’elles peuvent, en ce monde des imperfections, porter avec quelque droit le nom d’amitié. L’indissociabilité de l’égoïsme et de l’amitié étant posée, il convient alors de ne pas s’enfermer dans une recherche stérile de l’amitié pure, ce qui rend possible l’appréciation d’une pointe d’amitié, même noyée au cœur des motivations les plus égoïstes.

b

Elles s’élèvent haut au-dessus des liaisons de tous les jours ; celles-ci sont à vrai dire de telle nature que nous n’adresserions plus la parole à la plupart de nos bonnes connaissances, si nous entendions comment elles parlent de nous en notre absence. AS développe une forme de morale du pessimisme, puisqu’il montre que l’homme doit se contenter de ces parcelles mêlées d’amitié et d’égoïsme, afin de parvenir à une joie. Autrement dit, l’homme doit accepter qu’il ne peut attendre que déception des êtres qui l’entourent.

c

À côté des cas où l’on a besoin de secours sérieux et de sacrifices considérables, la meilleure occasion pour éprouver la sincérité d’un ami, c’est le moment où vous lui annoncez un malheur qui vient de vous frapper. Vous verrez alors se peindre sur ses traits une affliction vraie, profonde et sans mélange, ou au contraire, par son calme imperturbable, par un trait se dessinant fugitivement, il confirmera la maxime de La Rochefoucauld : « Dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas. » Ceux qu’on appelle habituellement des amis peuvent à peine, dans ces occasions, réprimer le petit frémissement, le léger sourire de la satisfaction. Il y a peu de choses qui mettent les gens aussi sûrement de bonne humeur que le récit de quelque calamité dont on a été récemment frappé, ou encore l'aveu sincère qu’on leur fait de quelque faiblesse personnelle. C’est vraiment caractéristique. Au moyen de cet exemple, AS cherche à étayer la thèse qu’il défend. La réaction au malheur des autres apparaît ici comme une réaction double, d’apparence triste, mais en fait profondément sournoise, puisque se réjouissant du fait de ne pas être soi-même touché par le malheur. La question que pose cette analyse est celle de savoir si cela n’est pas par nature provoqué par le sentiment de sympathie, puisque la relation avec un ami est une relation paradoxale : l’ami cherche à se mettre à la place de l’autre tout en sachant qu’il n’y est pas. Ne faut-il pas alors considérer qu’il est naturel d’être à la fois triste et gai, lorsqu’une malheur ne nous touche qu’indirectement ?

Partie 3

a

L’éloignement et la longue absence nuisent à toute amitié, quoiqu’on ne l’avoue pas volontiers. Sans chercher à démêler plus avant cette complexité de l’amitié, AS en tire une règle qui associe amitié et proximité. Si l’amitié dépend en effet de la capacité à se mettre à la place de l’autre, elle décroît nécessairement à mesure que s’agrandit la distance physique.

b

Les gens que nous ne voyons pas, seraient-ils nos plus chers amis, s’évaporent insensiblement avec la marche du temps jusqu’à l’état de notions abstraites, ce qui fait que notre intérêt pour eux devient de plus en plus une affaire de raison, pour ainsi de tradition; AS montre ici que l’amitié est un principe subjectif et intuitif, et non un principe rationnel. Si elle devient rationnelle, c’est qu’elle a subi la distance (dans le temps ou l’espace), et que l’intellectuel prend le relais pour la transformer en habitude, c’est-à-dire pour compenser par un repère traditionnel ce qui s’est perdu émotionnellement.

c

le sentiment vif et profond demeure réservé à ceux que nous avons sous les yeux, même quand ceux-là ne seraient que des animaux que nous aimons. L’amitié n’est donc pas une reconnaissance de l’homme par l’homme, mais reste un contact affectif par lequel le sujet est touché par l’objet de son affection.