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Lorsque Sartre écrit le célèbre « l’enfer, c’est les autres » dans Huis Clos, il signifie le paradoxe de la figure de l’autre, qui est perpetuellement une menace pour ma liberté, et qui est en même temps un autre moi-même, dont j’ai besoin parce qu’il est constitutif de mon humanité en raison même de l’échange que j’ai avec lui et qui me rend vivant.
En ce sens, constater « Sans l'autre, je ne suis rien, je n'existe pas, autrui me constitue comme il peut me détruire » confine à un paradoxe. Ce sujet porte en effet sur le rapport à autrui, c’est-à-dire sur la capacité pour un individu à prendre en compte l’autre comme autre soi-même (ce que signifie « autrui »), comme simple moyen de son action, ou encore comme chose négligeable par rapport à soi-même (où se situe la possibilité de la destruction). Il faut donc ici s’interroger sur la rationalité individuelle, autrement dit sur le fait que l'action individuelle (le fait que je me demande comment agir) doive ou non prendre en compte de façon particulière la présence d'autrui (c’est-à-dire doive réserver à autrui un traitement particulier qui le dissocie des choses). Autrement dit, ce que l'on demande ici est de savoir dans quelle mesure autrui devrait faire l'objet d'un raisonnement spécifique (on sous entend par là que je ne peux traiter autrui comme je traite les autres choses lorsque j'agis, c'est-à-dire comme des moyens susceptibles d'être utilisés dans mon action). Il convient donc de répondre à la question de savoir si je suis avec les autres dans un rapport de moyens ou de fins.
Nous chercherons à élucider ce rapport à autrui en montrant tout d’abord qu’autrui se présente d’abord comme une altérité problématique qui semble en faire plus un obstacle à la construction d’un moi qu’une condition de cette construction. Nous en viendrons toutefois à montrer que cette objectivité de l’autre comme menace n’est jamais rationalisable utlimement, et que nous devons plutôt privilégier une définition morale d’autrui comme autre moi-même. C’est enfin grâce à une telle définition morale que nous serons obligés de reconnaître qu’autrui se présente comme un défi à la construction de l’identité, au point peut-être de rendre autrui premier dans cette construction.
[...]Dans un premier temps, il semble que je ne dois prendre en compte les autres que comme je le fais pour les choses elles-mêmes. En effet, quand un individu agit, il appréhende toute chose de façon binaire à partir de son intérêt égoïste, c’est-à-dire que toute chose est soit une aide soit un obstacle à son action, ce que montre Locke, dans la définition du droit naturel à la survie dans le Second traité du gouvernement civil.
Néanmoins, si la logique de l’action individuelle porte tout individu à chercher les meilleurs moyens de sa conservation, autrui n’est pas simplement réductible à une chose parmi les autres puisqu’il est moins prévisible que les autres (problème de la liberté). Il faut donc se méfier particulièrement d’autrui et le prendre en compte comme une des choses les plus importantes et les plus menaçantes, comme le signifie Hobbes dans le Léviathan en identifiant la relation interindividuelle comme celle d’une guerre du chacun conte chacun.
Dès lors, autrui est toujours pris en compte par ce que fait un individu, mais de façon négative, en tant qu’il est une donnée imprévisible dans le cours des choses. C’est ainsi que Machiavel, dans Le Prince, accorde une importance particulière, dans le domaine politique, à la réputation auprès des puissants que doit soigner le Prince, s’il ne veut pas fragiliser la stabilité politique de son pouvoir.
Cependant, dès l’instant où autrui est considéré comme une chose libre, il semble qu’autrui ne puisse se réduire à une pure existence comme chose. Je suis en effet obligé de constater qu’autrui ne se comporte pas simplement selon la logique des choses de la nature, ce qui m’oblige, selon Kant, dans la Critique de la raison pratique, à le reconnaître comme un être qui possède la même valeur ontologique de moi.
En effet, la liberté que je constate en considérant autrui est l’analogue de ma liberté, ce qui me pousse irrémédiablement à m’identifier à autrui comme autre moi-même et non simplement comme chose. Autrement dit, de la valeur ontologique, je suis obligé de déduire une valeur morale, qui s’incarne dans un impératif catégorique m’obligeant à universaliser la maxime de mon action, ainsi que le propose Kant dans le Fondement de la métaphysique des mœurs.
Cette attention morale pour autrui me conduit donc à penser que je dois prendre en compte ce que font les autres pour agir moi-même parce que je dois respecter les autres et m'empêcher de les considérer comme des moyens asservis à mes fins. C’est ainsi que Kant en vient, dans L’idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, à défendre l’idée d’une nécessité du règne des fins, c’est-à-dire d’une convergence des normes de l’action humaine comme horizon de la considération d’autrui.
Plus profondément, cette prise en compte morale d’autrui me conduit à constater que mon existence elle-même ne peut se faire sans autrui. Autrement dit, je suis moi-même le produit d’une éducation et d’une civilisation d’hommes envers qui j’ai des devoirs. Autrui fait donc partie de ma conscience, ce qui correspond au sens même de l’intentionnalité telle qu’elle se trouve définie par Husserl dans ses Méditations cartésiennes.
En outre, je ne peux moi-même me définir que parce que je projette mon existence à la mesure de ce que me permet la société et de ce que font les autres. Les normes sociales et la rencontre morale d’autrui sont donc des facteurs essentiels de la construction de l’identité individuelle, au sens où le reconnaît Habermas, dans Morale et communication, ouvrage dans lequel il montre que je ne peux construire quelque chose de commun avec l’autre qu’en reconnaissance les valeurs que je construis avec lui.
Ainsi, il ne s’agit pas simplement de prendre en compte ce que fait autrui pour orienter son action mais il faut agir en direction d’autrui pour être soi-même. Ce défi que constitue autrui, et qui fait qu’autrui me constitue, est ainsi la source d’une relation intersubjective ouverte bien décrite par Ricœur dans Soi-même comme un autre.
Entre nihilisme et constitution première de l’identité, la figure d’autrui apparaît ainsi comme profondément paradoxale. L’analyse que nous venons de proposer semble donc déboucher sur un choix entre humain et non humain. Comme autrui peut en effet apparaître à la fois comme un moyen et comme une fin, et que les deux figures d’autrui semblent également inséparables, la seule séparation qui pourrait exister entre les deux semblent bien être une question de choix existentiel, au sens où Sartre le signifie lorsqu’il définit autrui comme une exigence de responsabilité universelle, dans L’existentialisme est un humanisme.