Rousseau, Essai sur l’origine des langues (extrait)

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L'analyse du professeur


L’opposition entre Cratyle et Hermogène est une des plus fameuses et anciennes rivalités philosophiques touchant au problème de l’origine du langage. Dans le Cratyle, Platon montre ainsi que les deux positions, celle prétendant que le langage est une convention arbitraire et artificielle et celle montrant au contraire qu’il est un objet naturel sont des positions excessives, qui chacune appelle à sa manière le complément et la correction de l’autre. C’est à un tel problème que s’affronte Rousseau, dans le texte qui est ici soumis à notre étude, tiré de son Essai sur l’origine des langues. Rousseau défend, comme Platon, une thèse de synthèse qui, en replaçant la formation de la langue dans un processus d’arrachement progressif de l’homme à sa dépendance naturelle, montre que la naturalité du langage est progressivement dépassée par l’établissement de conventions abstraites, détachées de leurs origines naturelles. Cette thèse conduit toutefois à repérer un problème de circularité dans l’argumentation, au sens où elle dessine l’espace d’un paradoxe, selon lequel la mise en place de conventions de langage suppose la possession préalable du langage lui-même. Nous chercherons tout d’abord à montrer que la première partie de l’argumentation a pour objet de replacer la formation de la langue à l’intérieur d’un processus historique, au cours duquel les nécessités instinctives se trouvent progressivement dépassées, au profit d’une tentative de formation conventionnelle des codes langagiers. Nous en viendrons alors, à la faveur du second temps de l’argumentation, à comprendre que ce processus historique induit une rupture nécessaire, lors de laquelle le langage doit s’affranchir de sa dépendance naturelle pour devenir une convention autonome. Nous achèverons alors notre explication, en montrant que cette nécessité de l’évolution du langage apparaît comme problématique, et est reconnue comme telle par Rousseau, dans la mesure où la mise en place d’un code conventionnel stable suppose la possession préalable de significations communes, ce qui apparaît comme paradoxal.

[...]

Plan proposé

Partie 1

a

« Le premier langage de l'homme, le langage le plus universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu'il fallût persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature. » Ce constat n’est pas vraiment justifié, mais est de l’ordre de la vérité générale, ou de la vérité d’évidence naturelle. Se fondant sur l’observation la plus courante de la nature, et des animaux, R imagine un homme à l’état de nature, et définit son comportement naturel comme un comportement animal de survie, selon lequel le rapport premier de l’homme à la nature est un rapport dans lequel il exprime violemment (le cri) ses besoins.

b

« Comme ce cri n'était arraché que par une sorte d'instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il n'était pas d'un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où règnent des sentiments plus modérés ; » Il s’agit ici d’une précision de la forme prise par le cri naturel de l’homme : ce cri est une expression limite dont use l’homme pour s’affirmer dans des situations de danger. Le cri est donc un mouvement instinctif naturel, qui laisse place à des formes moins violentes d’expression dans des contextes moins urgents.

c

« Quand les idées des hommes commencèrent à s'étendre et à se multiplier, et qu'il s'établit entre eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des signes plus nombreux et un langage plus étendu : ils multiplièrent les inflexions de la voix, et y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs, et dont le sens dépend moins d'une détermination antérieure. » Il découle de l’analyse précédente qu’il apparaît comme nécessaire et naturel à l’homme de chercher d’autres formes de communication, plus adéquates pour exprimer tout ce qui n’est pas de l’ordre de la survie la plus essentielle. Le langage (des gestes et de la voix) dépend donc de la volonté humaine d’exprimer autre chose que les besoins les plus fondamentaux de la survie.

Partie 2

a

« Ils exprimaient donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui frappent l'ouïe, par des sons imitatifs : » La forme prise par le langage est celle de l’imitation. Il s’agit d’une thèse naturaliste, au regard de laquelle R tente de montrer que le langage n’est pas simplement une convention arbitraire (choisir un mot ou un geste pour exprimer symboliquement telle ou telle idée), mais est également dépendant d’un rapport naturel aux choses. C’est donc en imitant les choses que l’on veut désigner que les éléments du langage ont été forgés.

b

« mais comme le geste n'indique guère que les objets présents, ou faciles à décrire, et les actions visibles ; qu'il n'est pas d'un usage universel, puisque l'obscurité, ou l'interposition d'un corps le rendent inutile, et qu'il exige l'attention plutôt qu'il ne l'excite, » La thèse naturaliste de l’origine des langues est toutefois rapidement limitée, au sens où le rapport direct du signe de langue à la chose signifiée se perd dès l’instant où la chose n’est plus « sous les yeux », c’est-à-dire n’est pas expérimentée par celui qui reçoit le message langagier.

c

« on s'avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués ; » Le stade d’évolution du langage est donc un stade d’arrachement au mécanisme naturel du signe, c’est-à-dire que la langage devient autonome : il est un code forgé par l’homme, et se réalisant sous la forme d’un certain nombre d’inflexions de voix, qui n’ont donc plus vraiment de rapport aux choses désignées.

Partie 3

a

« substitution qui ne peut se faire que d'un commun consentement, et d'une manière assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n'avaient encore aucun exercice, » Le processus d’évolution du langage n’est toutefois pas un processus simple : l’homme s’y est vraisemblablement familiarisé progressivement, ce qui suppose d’une part que le langage est progressivement devenu moins rudimentaire, mais également que l’homme s’y est progressivement éduqué, d’une génération à une autre.

b

« et plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dû être motivé, » Les codes langagiers supposent donc des conventions explicites ou implicites entre les hommes, ce que R nomme un accord unanime. À l’évidence, ce que montre R est que de telles conventions n’ont pas pu être établies rigoureusement et formellement par les hommes, et donc que le codes langagiers se sont mis d’eux-mêmes en place, et n’ont donc pu être qu’imparfaitement formalisés.

c

« et que la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour établir l'usage de la parole.» Il s’agit d’un paradoxe qui clôture le texte : pour que le langage soit établi, il faudrait que le langage existe déjà. Ce paradoxe veut dire que la mise en place des conventions d’usage de la parole suppose que l’on puisse déjà s’entendre et se comprendre, ce qui est paradoxalement le but du langage. On peut toutefois dépasser ce paradoxe, en supposant que le langage s’est mis progressivement en place, au fur et à mesure que les hommes ont ressenti le besoin de désigner les choses, et de construire des significations communes.