Qui est autorisé à me dire tu dois ?

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L'analyse du professeur


Votre sujet est polarisé sur les deux notions ici problématiques de : « autorisé » et « tu dois ». Ces deux notions sont effet problématiques réciproquement puisqu’elle ne se recouvrent que partiellement. L’autorisation ne relève en effet pas seulement du registre de l’obligation morale, mais également de celui du légal (ou du permis au regard d’une norme juridique), et pose implicitement la question de l’instance normative fournissant le critère du jugement. De son côté, le « tu dois » semble intuitivement renvoyer au lexique de l’obligation morale, puisque l’interpellation du sujet qui prend ainsi conscience de son devoir, se fait personnellement, et l’enjoint en son for intérieur de se plier à une exigence. Cependant, l’impératif de la formulation peut également conduire à insister sur la contrainte, et désigner un commandement légal soumettant l’individu à une loi. Ce jeu complexe de recouvrement place de fait votre questionnement à la croisée des rapports problématiques entre droit et morale, en exigeant de vous d’appréhender ce rapport du point de vue du sujet pratique (au sens kantien du terme), c’est-à-dire d’un homme possédant une conscience de soi, et faisant l’épreuve des obligations possibles qui peuvent surgir au sein de cette conscience. Par ailleurs, détail non négligeable, en posant la question du qui, le sujet suggère finalement que l’obligation qui pèse a pour origine une personne, et non une chose, ce qui conduit alors à envisager l’obligation sur le mode d’un rapport intersubjectif subordonnant un individu à une personnalité morale qui lui formule ses devoirs. Le sujet a donc pour but de vous faire réfléchir à l’identité de l’autorité qui fonde l’obligation, et à la légitimité de cette obligation telle qu’elle s’applique à un sujet pratique. Le problème ici posé est donc celui du conflit de légitimité impliqué par la conscience individuelle d’une obligation. Il semble en effet d’une part évident que, quelle que soit la définition de l’identité de l’autorité, la contrainte qu’elle fait peser reste extérieure au sujet qu’elle entend diriger, mais il apparaît toutefois tout aussi logique de considérer que celui qui en vient à reconnaître la légitimité d’une obligation ne conçoit jamais vraiment cette obligation comme extérieure, et est pour cette raison même l’artisan et le fondement de sa propre soumission. Comment alors résoudre cette question de fondement de la légitimité de la contrainte, et faut-il concevoir la chose de façon différente selon le type de devoir, qu’il soit juridique ou moral ? Cette problématique pourrait ainsi conduire à proposer une démonstration progressive montrant tout d’abord, selon une conception libérale abstraite de l’individu, que toute forme de devoir est contraire à la liberté naturelle, et que l’identité de l’auteur de l’obligation dépend du type de situation sociale dans laquelle se place l’acteur libre. Cette conception semble toutefois autoriser une compréhension plus dynamique de la construction de la conscience individuelle du devoir, par laquelle le sujet s’approprie l’identité de l’auteur de l’obligation, et devient ainsi, selon une trajectoire qui le conduit du point de vue moral au point de vue politique, le fondement de cette obligation. Dès lors, il nous apparaîtra possible, au regard de ce deuxième stade de compréhension du rapport individuel à l’obligation, de nous interroger sur la façon dont se trouve ainsi modifiée la position de la conscience individuelle. Nous tenterons en effet de montrer que l’exigence de rationalité à l’œuvre dans l’exercice d’une liberté réelle implique une conscience de soi comme sujet autonome, par laquelle le sujet est seul autorisé à se dire « tu dois », à la condition toutefois de reconnaître en lui les exigences premières de l’impératif catégorique.

[...]

Plan proposé

Partie 1 : La liberté naturelle confrontée à la contrainte étrangère du devoir.

a - La liberté naturelle et le devoir politique.

Il s’agirait ici d’adopter un point de vue libéral négatif, selon lequel il est possible, avec Hobbes ou Machiavel, de montrer que l’homme a intérêt à faire cesser le désordre de l’état de nature, afin de garantir sa sécurité. Se trouve alors autorisée à me dire « tu dois » un pouvoir politique ayant pour fonction essentielle de limiter réciproquement les libertés individuelles, contre les exigences de leur puissance naturelle.

b - La liberté naturelle et les obligations économiques

Il serait possible de poursuivre la logique de la démonstration précédente en montrant que la construction du rapport social se fait selon les contraintes de l’exploitation des ressources économiques. S’il peut paraître surprenant d’identifier la contrainte économique à un devoir, il semble toutefois possible d’argumenter dans le sens du « doux commerce » de Montesquieu ou de Smith, qui défendent en effet l’idée que la liberté naturelle doit plus ou moins spontanément se réaliser en satisfaisant des conditions économiques, que le sujet agissant ne peut alors concevoir que comme des obligations permettant aux intérêts de se répondre, mais exigeant de chacun qu’il soit astreint au respect de ses engagements. Le « tu dois » est alors formulé par les acteurs du marché avec lesquels s’engage l’homo oeconomicus.

c - La liberté naturelle face aux devoirs moraux.

Enfin, il n’est pas possible de nier l’importance que peuvent prendre certaines traditions, ou certaines valeurs, dès l’instant où elles ont un poids social significatif. À cet égard, il s’agit encore de contraintes extérieures au sujet, mais qu’il doit prendre en compte parce qu’elles peuvent jouer un rôle déterminant dans la réussite de son intégration sociale. Le « tu dois » se trouve ici exprimé par les représentants des valeurs morales auxquels se confronte le sujet libre.

Partie 2 : L’intégration rationnelle des contraintes du devoir socialement construit.

a - La négociation des obligations.

Il semble insuffisant de considérer le devoir comme extérieur au sujet libre, dans la mesure où l’habitude de sa liberté le pousse à raisonner en intégrant la contrainte de ses obligations politiques. Comme le montre en ce sens Hume, il est possible de considérer que le rapport sympathique qu’entretiennent essentiellement des individus devient d’abord conscient par l’habitude de prendre en compte la liberté de l’autre, ce qui conduit à justifier rationnellement, et donc à s’approprier, une règle qui reste par ailleurs limitative de la liberté naturelle.

b - L’intégration d’une conscience rationnelle : la liberté politique.

Cette conscience rationnelle prend alors la forme d’une substitution de la liberté politique à la liberté naturelle. Si cette dernière n’est jamais totalement détruite, elle reste toutefois muselée par la puissance des motivations rationnelles, qui enjoignent alors l’individu à respecter la liberté d’autrui, et à fonder son agir sur un principe de « non-nuisance » tel que le défend Mill.

c - La structuration de la conscience morale : le besoin de valeurs.

Il découle naturellement de l’analyse qui précède que les exigences morales ont, selon la même logique, une force d’obligation qui ne reste jamais seulement extérieure. Le sujet se structure en effet par sa pratique des devoirs, et les valeurs qu’il conçoit sont déterminées par la présence d’autres repères moraux l’environnant. Dès lors, en matière de morale comme en matière de politique, ce sont les instances sociales qui se trouvent de fait autorisées par la conscience rationnelle à m’enjoindre à un « tu dois », qui n’est jamais tout à fait le mien, mais n’est plus simplement celui de l’étranger.

Partie 3 : De la reconnaissance rationnelle au conditionnement psychologique.

a - L’idéal de l’autonomie comme mode central de légitimation du devoir.

La forme de l’autorisation accordée aux instances d’obligation déontologique suggère toutefois que la scission du sujet n’est pas une fatalité. S’il en vient en effet rationnellement à reconnaître la nécessité de se plier aux contraintes sociales du devoir, il ne peut le faire qu’à la condition d’être en mesure d’être prédisposé à la compréhension de ses devoirs. Ainsi, comme le montre Kant, il devient possible de formuler un idéal d’autonomie du sujet pratique, qui comprend en lui les exigences d’un impératif catégorique se réalisant sous la double forme de la vertu et du droit.

a - La perfectibilité de la légitimation déontologique.

Il reste toutefois que l’individu est souvent confronté aux conflits de sa liberté, et qu’il ne peut être sans cesse assuré de pouvoir rationaliser parfaitement les obligations qui lui sont imposées, et ce d’autant plus que ces obligations peuvent parfois s’exprimer imparfaitement. Dès lors, si le sujet peut reste en conflit de légitimation, il faut concevoir que son histoire n’est pas linéaire, et que les autorisations qu’il accorde sont toujours dépendantes d’une rationalité historique, comme l’affirme Hegel.

c - Le conditionnement psychique de la légitimation morale.

Il reste toutefois qu’il ne faut pas omettre l’importance de la dimension psychologique de légitimation des devoirs. Si le sujet se pense rationnellement, et détermine autant que faire se peut son agir en fonction d’un idéal d’autonomie, ce développement de soi le place dans une disposition psychique ouverte, où se croisent obligations et exigences de la liberté. La réponse au « qui » de l’obligation morale dépend donc non seulement de la façon dont se construit le rapport social, mais également de la manière dont fonctionne son psychisme individuel, c’est-à-dire dont a pu se construire son rapport aux obligations, comme le suggèrent les hypothèses de la psychologie freudienne.