Que faut-il savoir pour pouvoir gouverner ?

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L'analyse du professeur


Max Weber a prononcé deux conférences réunies sous le titre Le savant et le politique, conférences ayant pour objectif de montrer que la politique moderne ne peut se fonder sur un savoir du même type que celui du scientifique, puisque la connaissance de ce dernier ne peut être fondée sur des jugements de valeur. Tout au contraire, l’homme politique a pour rôle de réunir le peuple et de lui donner une direction en prenant des décisions dont il assume les conséquences, quitte à ce que ces décisions ne relève pas d’un jugement de vérité et d’une connaissance parfaitement fondées.

Cette analyse conduit ainsi à se demander ce qu’il faut savoir pour gouverner. Si la thèse de Weber semble très pragmatique, en réduisant la politique à une capacité à diriger, elle paraît peut-être impliquer un renoncement dangereux à une éthique de conviction et à une vérité potentiellement essentiels pour éviter des parti-pris et des manipulations renvoyant le politique à une forme de violence inaliénable. Pourquoi évacuer ainsi l’idéal d’un gouvernement éclairé ? Comment renoncer au savoir et à l’objectivité qu’il devrait garantir dans les décisions de gestion de la communauté politique ?

Nous nous attacherons ainsi à montrer tout d’abord qu’il paraît nécessaire de fonder la politique sur un savoir scientifique rendant indissociables le vrai et le bien. Puis nous tenterons de pointer le risque d’une telle exigence, tant ce savoir semble être un idéal utopique qui, s’il était atteint, ne garantirait pas nécessairement qu’il soit compris et accepté par tous. Nous en viendrons alors à prôner une réduction du savoir politique à un art de gouverner entièrement destiné à conserver la stabilité de la société.

[...]

Plan proposé

I. Le savoir de la science politique.

Il semble tout d’abord que la capacité à gérer une chose implique la connaissance de cette chose. Ainsi, Platon (République) pouvait-il affirmer que la connaissance du Bien et du Vrai est nécessaire à une prise de décision juste, adaptée aux personnes et aux choses concernées.

Une telle connaissance est ainsi réservée à ceux qui possèdent un savoir théorique avant qu’il ne soit pratique, ce qui revient à faire de la politique en expert, quitte à démultiplier les experts et à faire de la politique l’affaire de technocrates, c’est-à-dire de ceux qui sont formés aux savoir essentiels de la société et de l’État.

Cependant, il semble également que le savoir doit faire preuve de pédagogie, ce qui signifie que les décisions doivent être expliquées et rendues acceptables, comme le défend d’ailleurs Platon dans Le politique, lorsqu’il compare l’homme politique à un tisserand capable de composer un ensemble à partir d’éléments hétéroclites.

II. Les limites du savoir scientifique

La diversité de la chose politique semble toutefois condamner l’expertise dans le domaine social. Il semble en effet que pas plus que la science, la politique ne peut s’adosser à une vérité absolue et indubitable, notamment parce que la matière humaine et sociale est changeante et complexe.

En outre, si la science peut parvenir à théoriser des catégories sociales, il n’en est pas de même de l’approche fine et individuelle de l’agir des citoyens. Comme le montre Hobbes dans son Léviathan, c’est « l’autorité et non la vérité qui fait la loi », ce qui revient à concéder qu’il est impossible d’espérer une compréhension vraie et exacte du politique.

Dès lors, il semble nécessaire de renoncer au savoir pour gouverner, et seule la force ou la « violence légitime » fonde l’exercice de la gouvernance politique, ainsi que l’affirme d’ailleurs Max Weber dans sa conférence sur la Vocation du politique.

III. L’art politique.

Cependant, renoncer à tout savoir politique revient à prendre le risque de légitimer un arbitraire et une séduction politique, celle de la « légitimité charismatique » (Weber) pouvant à tout moment basculer vers un autoritarisme et un populisme éloignant de l’objectif de gestion équitable de la société.

Ainsi, il semblerait plus juste de fonder le savoir politique sur les circonstances et la compréhension pratique, et peut-être même pragmatique des besoins sociaux. Machiavel a ainsi pu identifier le savoir politique à une " virtu ", c’est-à-dire à une excellence politique consistant à anticiper les évolutions sociales particulières, les sauts de la " fortune ".

En ce sens, il apparaît que le savoir politique se fonde sur la mise en place d’un pouvoir fort capable de se fonder sur les piliers essentiels de l’ordre social (les pouvoirs régaliens) afin de limiter les coups du sort et pouvoir ainsi réguler les éventuelles évolutions sociales en limitant la marge de manœuvre des citoyens.

Conclusion.

À la question de ce qu’il faut savoir pour diriger, il semble donc possible de répondre en renonçant à l’idéal d’un gouvernement éclairé, pourtant théoriquement souhaitable. Gouverner reviendrait donc moins à savoir qu’à savoir-faire, où le faire consiste en une modalité d’action rapide, une saisir d’une forme de « kaïros », de moment opportun, où l’action permet des résultats efficaces contre ce qui trouble l’ordre social.