L'analyse du professeur
Le fameux et ancestral paradoxe de l’œuf et la poule (lequel de ces deux êtres est-il premier ?) est, bien que galvaudé, toujours aussi surprenant pour celui qui prend le temps d’y songer quelque instant : comment expliquer ce mystère de deux existences qui paraissent se présupposer mutuellement ? Le défi lancé à celui qui veut trancher le paradoxe n’est pas des moindres, puisqu’il ce qu’il exige de penser est au-delà de toute expérience, et tient en échec la simple intelligence logique comme la connaissance construite des lois de la nature. À cet égard, il semble que la question du premier ne peut que renvoyer à une perplexité radicale, à la faveur de laquelle l’intelligence humaine se trouve obligée de reconnaître son impuissance.
La question de savoir ce qui est premier ne se résume pourtant pas à un problème d’antériorité dans la génération des choses vivantes. Le paradoxe de l’œuf et de la poule est en effet partie prenante d’une question plus vaste à laquelle la philosophie s’est en un sens efforcée de répondre dès ses origines. Si, par définition, cette dernière est bien le domaine cherchant à poser la question du sens des choses, aussi bien du point de vue de leurs raisons d’être essentielles que de celui des modalités plus pratiques de leurs existences, la philosophie est alors nécessairement, et au moins dans sa partie la plus fondamentale, la recherche des premiers principes et des premières causes, comme le souligne Aristote en l’identifiant ainsi à la Métaphysique. Dès lors, « ce qui est premier » semble revêtir de multiples sens, selon les réalités qu’il est possible d’analyser, mais cette diversité n’est qu’une manière de renvoyer à une seule et même question : comme éviter de s’enfermer logiquement dans un processus de régression à l’infini lorsque se trouve posée la question du premier, alors même que l’intelligence semble rencontrer en même temps les limites de ce qu’elle ne peut atteindre et qui la conditionne ? Le paradoxe de la poule devient ainsi un problème, et peut-être LE problème premier de la philosophie, qui doit atteindre un premier fondement de tout être alors même qu’elle dépend de l’intelligence finie de celui qui est lui-même un être ne possédant pas sa raison d’être.
Nous nous efforcerons dans un premier temps de montrer que ce qui est premier semble de fait interdit de connaissance, puisque le sujet pensant ne peut par définition objectiver ce qui n’est jamais l’objet de quelque chose (mais est le sujet de tout). Nous en viendrons toutefois à constater que le simple fait de pouvoir posséder l’idée du premier, et de lui donner un sens logique, est déjà une forme de connaissance de ce premier, qui en fait dès lors un objet paradoxal de la pensée, qu’il est possible de définir métaphysiquement. Il nous faudra cependant mettre en doute et rejeter une telle conception onto-théologique du premier, puisque le premier n’est alors qu’un paralogisme de la raison, auquel elle ne peut échapper qu’à la condition de comprendre qu’elle ne possède en elle-même aucune assurance objective du premier, tout en étant subjectivement obligée de reconnaître la nécessité première d’un premier qu’elle ne peut connaître.
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Plan proposé
Partie 1 : Le premier comme Dieu.
a
Le premier est une condition logique de la causalité. Notre façon de penser la causalité implique en effet nécessairement de présupposer un terme au processus de régression à l’infini des causes. (Aristote)
b
Le premier reste toutefois un mystère in-connu. Il est impossible de penser le premier autrement que sous la forme logique d’une condition elle-même inconditionnée, dont l’essence échappe à une raison dont les catégories ne peuvent penser l’existence autrement que de façon causale. (Plotin)
c
Le premier doit donc être Dieu, c’est-à-dire un premier moteur. Le premier inconnaissable est donc un présupposé logique dont l’existence effective ne peut renvoyer qu’à un acte de foi, qui implique alors une conversion de la raison en croyance. (Saint-Augustin)
Partie 2 : Le premier comme être parfait. (Descartes)
a
La nécessité épistémologique et cognitive du premier. Le premier reste cependant pensé, et si, comme objet de la pensée, il échappe de fait et de droit au sujet pensant, il n’en reste pas moins présent dans la pensée, telle une marque du créateur dans la créature. Dès lors, le premier ne peut tirer son être d’un renoncement de la raison qui s’effacerait devant la croyance, et le premier doit plutôt être pensé comme le garant de la vérité même de la raison.
b
L’existence réelle du premier : la preuve ontologique. Le premier est donc effectivement un Dieu, mais pensé comme la réalité formelle cause de la réalité matérielle de l’idée qu’en possède le sujet pensant, c’est-à-dire comme l’être qui existe réellement et dont l’existence est nécessaire du simple fait qu’il est pensé par une idée dont le sujet pensant ne peut lui-même être la cause.
c
La certitude ontologique de l’existence de Dieu. La nature onto-théologique du premier (être premier et Dieu) procède donc d’une évidence rationnelle, c’est-à-dire dépend d’une vérité première qu’il est à la fois impossible de mettre en cause et impossible de rejeter.
Partie 3 : Le premier comme illusion persistante de la raison.
a
Dieu comme paralogisme de la raison. Toutefois, cette évidence de la raison ne suffit peut-être pas à prouver la nature du premier. Il semble en effet que la présupposition du premier comme Dieu existant nécessairement tient à un paralogisme de la raison, qui attribue une existence réelle à ce qui n’est qu’une propriété nécessaire de la raison. (Kant)
b
Les conditions d’une connaissance vraie. Dès lors, comme condition pure de la raison et comme idéal, le premier ne saurait correspondre à une évidence onto-théologique. Au mieux est-il une certitude métaphysique produite par l’usage libre de la raison, dont la connaissance est à jamais interdite au sujet pensant, puisqu’une connaissance n’est vraie pour lui qu’à la condition de s’accompagner d’une expérience sensible. Une idée qui ne possède pas de contenu perçu n’est en ce sens qu’une idée vide, c’est-à-dire qu’un concept sans intuition ne peut faire l’objet d’une connaissance ontologique. (Kant)
c
L’effacement du premier. Cette remise en cause de la vérité ontologique du premier, qui entraîne sa mise en doute morale, conduit alors à considérer le premier comme une illusion de la raison, qui accorde une systématicité aux images qu’elle produit, en oubliant qu’elle ne possède pas le pouvoir d’atteindre la réalité, et qu’elle ne fait que la supposer pour se donner à elle-même un principe. (Nietzsche)