Qu’est-ce qu’avoir des valeurs ?

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L'analyse du professeur


Antigone défie les lois les hommes pour enterrer Polynice. La fameuse scène incarne souvent le duel des lois humaines et des lois divines et conduit à s’interroger sur l’origine des valeurs qui guident nos comportements. Si Antigone refuse de laisser son frère sans sépulture, elle s’oppose à l’autorité politique qui en avait décidé autrement. Le paradoxe de son comportement est qu’elle défie ce qui fonde l’ordre politique, qu’elle se hisse au-dessus des valeurs structurant cet ordre, pour affirmer des valeurs supérieures, celles de la dignité des morts et du respects des rites fondés sur la transcendance.

Le sujet « qu’est-ce qu’avoir des valeurs ? » pose ainsi la question de ce qui fonde les normes pratiques. Avoir des valeurs signifie en effet acquérir, être en possession de critères d’évaluation à partir desquels nous pouvons juger des choses et de notre comportement. Si la valeur est habituellement référée à une dimension morale, une partie de l’ambiguïté de ce qui fonde ce terme tient au fait que la valeur peut se fonder sur différents critères, que ce soit ceux de la croyance comme ceux issus de constats plus factuels. Ainsi se poser la question de « l’avoir » des valeurs conduit à insister sur le paradoxe de notre rapport aux valeurs : les valeurs semblent ne pas appartenir à notre nature, à notre être (nous les acquérons et elles ne semblent pas être essentiellement en nous), mais elles fondent un rapport normatif à notre monde (nous regardons le monde au moyen de ces valeurs) par lequel elles nous offrent un regard surplombant nous permettant notamment de hiérarchiser notre considération des choses. Comment définir notre rapport paradoxal à de telles entités qui paraissent augmenter notre être alors même qu’elles ne nous appartiennent pas par nature ? Jusqu’à quel point pouvons-nous nous arroger le droit de juger ainsi ?

Nous chercherons tout d’abord à montrer que les valeurs s’acquièrent pas éducation et fonctionnent comme des interprétations contextuelles et culturelles du monde (I). Nous en viendrons toutefois à remarquer que les valeurs ont tendance à objectiver notre interprétation du monde et à apparaître comme des absolus qui transcendent le monde tel qu’il est et lui donnent une existence nouvelle (II). Nous devrons cependant attirer l’attention sur le danger d’un tel positionnement de valeurs, dans la mesure où l’avoir des valeurs nous conduit indument à la dévalorisation de l’être des choses (III).

[...]

Plan proposé

I.

Il semble tout d’abord que nous n’avons des valeurs qu’empiriquement, par socialisation : les valeurs nous sont inculquées par la société, nos parents, nos proches, l’école, les religions ou éventuellement l’État. L’homme est ainsi défini par Aristote comme un « animal politique » dont la capacité de dialogue construit notamment la conscience « du juste et de l’injuste, du Bien et du Mal » (Ia). Les valeurs sont donc des jugements relatifs à ce qui nous est donné, jugements par lesquels la conscience psychologique devient une conscience morale structurant notre existence sociale, ce qui permet de définir la politique comme « science du souverain Bien » (Aristote, Les politiques) (Ib). Il faudrait en ce sens noter que les valeurs ont une tendance paradoxale à vouloir dépasser leur contexte particulier de naissance pour s’ériger en normes qui portent un regard se voulant supérieur et peut-être objectif sur le monde. Les valeurs ont ainsi tendance à s’affranchir de leur relativité empirique de jugement pour s’ériger en normes générales puis universelles, comme le souligne Hume dans le Traité de la nature humaine (livre III) en identifiant un idéal d’impartialité dans la tendance morale à l’affirmation de valeurs (Ic).

II.

Une telle tendance à l’universalisation révèle en réalité le fait que les valeurs sont fondées sur des jugements moraux dont la forme est référée aux modalités de la raison pure pratique telle que Kant la définit dans la Fondation de la métaphysique des mœurs. Autrement dit, il ne dépend pas de moi de déterminer les valeurs, mais c’est ma raison qui m’impose logiquement des valeurs et une façon de les justifier (IIa). Si je reste évidemment libre de les respecter ou non, la seule liberté qui correspond à la nature humaine est celle qui est à l’écoute de telles valeurs. Cela signifie que les valeurs que je possède sont des manières de m’approprier ma propre humanité : elles sont donc des choses qui m’appartiennent, même si je dois les acquérir, les révéler à ma raison, pour qu’elles me définissent (IIb). Les valeurs sont donc des absolus moraux qui transcendent la finitude de l’être empirique pour le faire entrer dans un monde moral divin. Cette exigence de la raison pratique ne laisse toutefois pas de se heurter aux conditions de réalisation du devoir, qui est toujours pour Kant dépendant d’une impératif hypothétique, c’est-à-dire de la considération concrète des modalités d’action, considération toujours fragile parce que la connaissance humaine reste faillible et enfermée dans des phénomènes empiriques (IIc).

III.

Il apparaît alors que la relativisation de l’impératif catégorique au moyen des limites empiriques de la connaissance conduit à douter que l’avoir des valeurs puisse devenir effectivement un être axiologique. Comme le montre en effet Nietzsche dans La généalogie de la morale, la postulation des valeurs apprises est une projection métaphysique de la conscience qui croit s’approprier un réel qu’elle ne maîtrise fondamentalement pas (IIIa). Faire la généalogie des valeurs nous apprend ainsi que nous projetons des valeurs pour nous rassurer, pour limiter notre angoisse face au monde et le réduire à des normes d’évaluation qui ne nous sont hélas que propres. Il nous faut cependant reconnaître qu’un rapport authentique aux valeurs exigerait de briser la chaîne des valeurs pour affronter le fait que le monde est sans valeurs et que les valeurs ne peuvent être transcendantes (IIIb). Dès lors, nous n’avons pas de valeur, c’est-à-dire que les valeurs ne sont pas des choses et n’existent pas objectivement. Nous devons plutôt reconnaître que nous sommes valeurs : les valeurs sont constitutives de notre être-au-monde. Le reconnaître implique alors de faire le choix de valeurs qui permettent l’affirmation de la vie, ainsi que le pense Nietzsche, pour qui « la transmutation » des valeurs correspond au refus nihiliste de valeurs transcendantes (La volonté de puissance) (IIIc).