Peut-on vouloir plus de justice et moins de lois ?

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L'analyse du professeur


Lorsque Pascal dans ses Pensées écrivait « Plaisante justice qu’une rivière borne », il prononçait une sentence appelée à devenir célèbre parce qu’exprimant un doute à l’égard de la capacité humaine à construire des lois susceptibles d’atteindre une justice pourtant essentielle à la conduite des hommes. Ses doutes mettaient ainsi en cause la rationalité des hommes et leur capacité à comprendre de façon exacte les rapports qu’ils pourraient et devraient entretenir en société. Cependant, Pascal ne voulait pourtant pas signifier la nécessité d’en rester à une forme d’anarchie ou d’état de nature par lui-même insatisfaisant parce que déterminé par des rapports spontanés souvent éloignés de tout équilibre, de toute paix et, au fond, de toute justice.

Une telle tension est au cœur du sujet ici proposé à notre étude et interrogeant la possibilité en apparence paradoxale de vouloir en même temps plus de justice et moins de lois. Ce que ce sujet a en effet de paradoxal est que nous associons habituellement justice et lois parce que nous pensons que les lois sont les seuls moyens d’atteindre la justice, les lois étant ainsi entendues comme des normes de comportement morales ou politiques découvertes par les hommes et les enjoignant d’agir d’une certaine manière afin d’atteindre un mode d’existence sociale mettant fin à la violence naturelle (et donc atteignant une certaine forme de régulation nommée justice). Cette association est du reste étymologiquement justifiée parce que la justice est la situation du « jus », du droit, et que les lois sont des règles juridiques ou éventuellement morale, c’est-à-dire des normes pratiques. Pourtant, rien n’empêche de penser que toutes les lois ne sont pas nécessaires et indispensables pour atteindre la justice, et donc qu’il serait possible de trouver une juste mesure de lois indispensables pour mettre les hommes sur la voie de la justice sans vouloir les contraindre totalement à se plier à des règles de comportements qui ne peuvent prétendre suffire à définir exactement ce qu’est le juste. Se pose ainsi la question du rapport entre l’idéal ou la finalité du juste et les moyens particuliers que constituent les lois.

Nous chercherons ainsi tout d’abord à montrer que la justice semble assez évidemment correspondre à une construction de lois délimitant systématiquement les droits et les devoirs de chaque homme. Nous en viendrons toutefois à comprendre que cette évidence est un idéal qui se heurte à la rationalité limitée des hommes et, en particulier, de ceux qui caressent le rêve d’un ordre juridico-politique parfait : peut-être faut-il en ce sens préférer limiter les lois pour espérer atteindre le juste ? Nous achèverons notre démonstration en montrant plus radicalement que justice et lois doivent être disjointes, puisque l’existence juste ne peut que correspondre à la nécessité de s’affranchir de toute lois.

[...]

Plan proposé

I

a.

La justice paraît tout d’abord se définir comme une situation où chaque chose est à sa place ou, comme l’exprime Platon dans la République, où il est possible de « rendre à chacun le sien ». Cette définition de la justice est un idéal selon lequel l’équilibre d’un tout dépend du bon fonctionnement de chaque partie, ce qui suppose que l’ensemble social est déterminé par une règle commune reposant sur l’articulation harmonieuse de toutes les différences individuelles.

Ib.

Cependant, cette situation idéale semble difficile à appliquer de façon uniforme et exacte tant la liberté de chacun peut le conduire à vouloir agir par soi-même, indépendamment du bien commun et guidé par ses passions ou ses désirs égoïstes, à l’image des prisonniers de la caverne de Platon, entièrement déterminés qu’ils sont par l’attrait des choses sensibles et de leurs images.

Ic.

Il semble ainsi nécessaire de défendre une conception coercitive du politique, qui impose autant de lois que nécessaire pour qu’advienne le juste, quitte à faire des lois des principes autoritaires obligeant chacun à occuper sa fonction ou remplir son rôle. C’est une telle conception qui traverse Le politique de Platon, même si ce dernier s’y montre également soucieux de ne pas totalement négliger les « bigarrures sociales » en concevant l’action de l’homme politique comme une action devant s’adapter aux particularités composant la société.

II

a.

Il apparaît en ce sens, eu égard à la diversité sociale, qu’il est peut-être difficile d’espérer que les lois atteignent immédiatement leur pleine vérité. Les lois sont en effet des principes généraux qui ne peuvent toujours valoir de façon parfaite pour les cas particuliers, comme le démontre Platon dans les Lois. L’utilité des lois est donc moins de dire le juste que d’en esquisser l’horizon social.

IIb.

Cette exigence de modestie politique enjoint alors à limiter l’étendue des lois et à ne leur donner qu’une fonction strictement régalienne, comme en atteste la réflexion du Léviathan de Hobbes. Une telle fonction aurait pour finalité de lutter contre ce qui menace l’ordre social tout en laissant aux hommes la plus grande latitude possible afin qu’ils fassent le plus grand usage possible de leur liberté. Limiter les lois permettrait ainsi d’atteindre une justice politique.

IIc.

Il semble ainsi nécessaire de distinguer une justice politique d’une justice morale. La première répondrait à une exigence pragmatique d’établissement de la paix civile et la seconde serait hors d’atteinte du pouvoir et des capacités humaines. Il faudrait ainsi supposer que si « c’est l’autorité qui fait la loi et non la vérité » (Léviathan), le comportement libre de chacun serait un facteur de progrès social parce que l’intérêt guidant l’individu aurait pour fonction de faire insensiblement progresser l’homme vers une situation d’entente et de coopération avec les autres.

III

a.

Néanmoins, rien n’empêche également de douter de cette perspective idéale. Comme le montre en effet Freud dans Le malaise dans la culture, il semble que l’homme reste fondamentalement animé par des pulsions qui, si elles sont régulées par l’ordre social et par sa représentation consciente, continuent à travailler chacun et sont susceptibles de faire brutalement irruption dans les relations sociales.

IIIb.

Dès lors, moins de lois peut également se traduire par plus de violences sous-jacentes, ou en tout cas une tendance pour les hommes à continuer à cultiver leur égoïsme pour tenter de le valoriser à tout prix dès que la loi ne l’empêche pas. Il y aurait donc une situation tragique de l’homme comme politique, situation du reste d’autant plus tragique que l’on pourrait supposer que l’État reste un des acteurs de la violence sociale, puisque les institutions ne font que valoriser les intérêts de certains tout en s’habillant de l’excuse de la moralité publique, comme le dénonce Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra en accusant l’État d’être le plus froid des monstres froids.

IIIc.

Il résulte alors de cette défiance à l’égard des lois comme de cette négation de l’idéal politique de justice qu’on ne peut vouloir des lois si l’on veut espérer une justice. Une telle justice ne pourrait en ce sens que correspondre à l’anarchisme théorisé par Bakounine dans Dieu et l’État, c’est-à-dire à une destruction de tout ordre politique pour laisser place à une expression sans limites des libertés. Cette perspective, pour idéale qu’elle se présente, suppose toutefois un respect strict de l’égalité, c’est-à-dire un affranchissement d’une logique de l’intérêt économique capitaliste qui reste en ce sens une forme d’utopie.

Conclusion.

À la question de savoir quels sont les rapports entre lois et justice, nous en venons donc à répondre que les deux ordres ne peuvent être associés. L’illusion d’un ordre juridique se dissout en effet au fir et à mesure que l’homme prendre conscience qu’il n’est pas en mesure de penser des lois bonnes et justes. Ce constat implique alors de redéfinir la justice comme une situation sociale d’égale liberté, dans laquelle chacun sera enclin à coopérer avec les autres s’il n’a plus la tentation capitaliste de valoriser exclusivement son intérêt économique.