Peut-on juger l’histoire ?

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L'analyse du professeur


L’ange de l’histoire, nom par lequel Walter Benjamin désigne dans Sur le concept d’histoire l’Angelus Novus de Paul Klee, contemple d’un œil triste les ruines du passé et assiste au destin de l’humanité qui court à sa perte. Si le contexte de la seconde guerre mondiale explique évidemment l’analyse de Benjamin, qui constate lucidement le tournant tragique d’une humanité qui en est venue à détruire les valeurs humanistes propres à l’avènement de la société occidentale, cette analyse ne laisse pas moins d’interroger profondément le rapport de l’humanité à son histoire, indépendamment de toute époque particulière. Dès lors, faut-il voir l’œil de l’ange comme l’expression tragique d’un regard désespéré de l’historien sur les faillites de l’homme, ou au contraire comme une tentative plus modeste de simplement narrer ce qui est pour ne pas oublier, de décrire sans juger ?

L’analyse de Benjamin comme le contexte de la seconde guerre mondiale incitent à penser la science de l’histoire comme ce qui devrait permettre de juger du cours de l’histoire, ou, en tout cas, comme ce qui devrait permettre d’expliquer afin de pouvoir éventuellement juger. Le sujet « peut-on juger l’histoire » comporte en ce sens une ambivalence profonde. Il indique d’une part que l’acte de juger de l’histoire manque d’évidence, n’est peut-être pas possible ou pas donné à tous. Mais il indique également que cet acte semble presque nécessaire, utile et recommandé, face à certains évènements et à leur urgence éthique ou politique (comme la Shoah). Se pose alors le problème du rapport entre expliquer et juger : peut-on construire un jugement de vérité de l’histoire ? Ce jugement de vérité peut-il être un jugement de valeur ? Jusqu’à quel point de tels jugements peuvent-ils prétendre à une vérité qui ne serait pas simplement circonstancielle ?

Nous tenterons tout d’abord de montrer que le jugement de l’histoire appartient à l’histoire, mais en tant que jugement de vérité ou recherche de l’explication convaincante. Nous en viendrons ensuite à refuser de fonder un jugement de valeur de l’histoire sur le jugement de vérité produit : interpréter l’histoire ne semble pas autoriser à la juger de façon normative. Néanmoins, cet interdit semble condamner à une relativisme insoutenable : il apparaît ainsi que le jugement de l’histoire doit pouvoir se construire de façon critique.

[...]

Plan proposé

Partie 1 :Le jugement de l’histoire : une recherche de vérité.

a)

L’histoire se présente tout d’abord comme un ensemble de vécus qui laissent des traces dans le temps. Elle ne doit en ce sens pas être interprétée comme une suite causale limpide puisqu’elle est constituée des choix que chacun effectue et de leurs croisements fortuits au sein de la trame existentielle. C’est la raison pour laquelle Hegel insiste dans La raison dans l’histoire sur le fait qu’une dimension subjective du vécu conscient de l’histoire semble en interdire une interprétation objective.

b)

Cependant, le rôle de l’histoire ou de celui qui pense l’histoire est vraisemblablement de s’extraire de cette subjectivité afin de pouvoir réfléchir les évènements et de les inscrire dans une trame plus large et sensée que celle du vécu personnel. La science de l’histoire a ainsi les moyens de dépasser la subjectivité au profit de l’objectivité, comme en témoigne les choix d’interprétation fondés sur un travail de collecte et de comparaison des sources.

c)

Il en résulte que l’histoire peut faire effectivement l’objet d’un jugement de vérité, c’est-à-dire d’un travail scientifique et rationnel de construction du sens permettant d’en décoder la rationalité. Hegel peut ainsi comprendre l’histoire comme un ensemble gouverné par une finalité éthique supérieure, celle de l’Esprit se réalisant dans les formes contingents des évènements particuliers.

Partie 2 : L’erreur indéfectible du jugement

a)

Néanmoins, il apparaît que le travail de l’historien est par définition un travail infini. Les sources sont multiples et potentiellement divergentes, parfois manquantes. Les interprétations le sont tout autant. Quand faudrait-il alors arrêter le sens de l’histoire ? Ne faudrait-il pas voir dans l’histoire une volonté de produite un sens sans parvenir à l’atteindre ultimement, comme le relève Nietzsche dans ses Considérations inactuelles, en comparant l’homme au mouton oublieux et heureux, pour en conclure que le malheur de l’homme vient justement de son incapacité à oublier l’histoire.

b)

Il faut donc accepter que l’histoire nous reste opaque et que toute tentative d’en décoder le sens résulterait d’une forme de parti-pris interprétatif où l’auteur de l’interprétation ne ferait que projeter ses propres jugements de valeurs sur une réalité qui y resterait nécessairement étrangère. Nul n’aurait donc ni la possibilité ni l’autorisation de juger de l’histoire. L’histoire devrait donc échapper à tout jugement sous peine d’en dénaturer l’authenticité.

c)

Néanmoins, il faudrait substituer à la compréhension monumentale (logique et linéaire) de l’histoire une compréhension généalogique, c’est-à-dire une compréhension laissant exister l’incertitude du sens et la présence de différents possibles. Ce ne serait qu’à cette condition d’une constante remise en question de soi que l’histoire pourrait espérer contribuer aux jugements, mais moins au sens de jugements définitifs et universels que de jugements relatifs et personnels.

Partie 3 : La narration de l’histoire au principe de son jugement.

a)

Il semble cependant qu’il n’est pas totalement impossible d’accéder à une forme de généralisation et de communication du sens de l’histoire. Le vécu particulier peut en effet être mis en mot, être raconté au sens où le défend Ricœur lorsqu’il évoque la conception narrative de l’histoire dans La mémoire, l’histoire, l’oubli. Il serait en ce sens non seulement absurde, mais coupable de se priver de cette narration historique du vécu.

b)

Il est à cet égard nécessaire de considérer que l’histoire est elle-même porteuse de jugements et constituée par les jugements qui ont accompagné les actions des hommes. Chaque acte historique résulte en effet d’un choix ou peut être interprété comme un choix : il contient donc en lui-même un sens normatif et porte une finalité. Le cours de l’histoire est donc indissociable de choix et de volonté qui s’expriment et se réalisent.

c)

Dès lors, il n’est pas seulement possible de juger de l’histoire : cela devient nécessaire puisque l’histoire se donne à penser comme un processus de décisions exprimant des choix et des jugements. L’enjeu d’une interprétation de l’histoire est toutefois de refuser de considérer qu’un jugement pourrait être définitif et arrêté : l’histoire doit être conçue comme une évolution et une transformation ouverte aux jugements qu’elle suscite constamment. C’est le sens des commission de justice transitionnelle, où le sens de l’histoire est moins sa vérité objective que la capacité à construire un jugement partagé ou, tout au moins, à comprendre la présence de jugements différents ou opposés sur une même réalité.

Conclusion.

L’histoire ne peut faire l’objet d’un jugement de vérité et encore moins d’un jugement de valeur. Le cours des évènements excède en effet infiniment les capacités de jugement d’un homme qui reste toujours peu ou prou enfermé dans son vécu. Cependant, l’histoire ne doit pas être pensée comme affranchie ou débarrassée de tout jugement : tout au contraire, les évènements fondent les jugements et portent la diversité des interprétations. Il faut donc juger l’histoire, ne serait-ce que pour comprendre de quelle manière coexistent les différents jugements de cette histoire.