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Platon a professé que le corps était une prison de l’âme, en affirmant, notamment dans le mythe dEr (République), que l’âme endossait le fardeau d’un lien avec le corps le temps d’une vie. Ce mythe est resté célèbre parce qu’il a à la fois nourri la dénégation du corps comme lieu de l’erreur et des tentations, et celui du salut, notamment dans la théologie chrétienne. Néanmoins, faut-il considérer que le corps n’est qu’une enveloppe négative, qui n’a pas de dignité propre ?
C’est en quelque sorte la question posée par le sujet « peut-on connaître l’esprit à travers le corps ? » soumis à notre étude. Ce sujet pose le problème du rapport entre l’esprit (ou l’âme) et le corps, et semble refuser de considérer que le corps soit un simple néant de l’intelligibilité. Le corps, en tant qu’ensemble d’organes doté d’une autonomie vitale joue-t-il ainsi le rôle de lien permettant à l’âme de se penser et de penser le monde qui se donne à elle par cette médiation sensible ? Quelle est alors la valeur précise du corps ? Jusqu’à quel point peut-on considérer que le corps se réduit à être un intermédiaire entre le monde et l’âme. Sa différence de nature ne lui donne-t-elle pas une identité qui échappe à son rôle purement instrumental ?
Nous chercherons tout d’abord à comprendre quelle est la nature du corps, c’est-à-dire en quoi le corps se trouve défini comme étroitement lié aux représentations de l’âme. Nous en viendrons ensuite à montrer que le corps se trouve ainsi directement identifié à une source de pensée, et que sa fonction ne se réduit donc pas simplement au rôle négatif d’induire l’âme en erreur. Nous pourrons dès lors enfin montrer que cette fonction informative et conceptuelle du corps s’articule à une fonction morale permettant à l’âme d’agir de façon adaptée à ce qui l’entoure.
[...]Il semble nécessaire d’affirmer que le corps ne donne pas vraiment accès à l’esprit, même si le lien entre le deux doit être reconnu. Platon, dans son mythe de l’attelage ailé (République) reconnaît que la sensibilité est un lien premier et direct du corps vers l’esprit. Il défend une thèse « pathologique » du corps, c’est-à-dire la conviction selon laquelle l’esprit subit l’influence du corps sans pouvoir directement lutter contre lui, cette influence se traduisant notamment par des perceptions intérieures du besoin, de la dépendance à l’égard du monde extérieur. Le corps n’informe en ce sens pas véritablement l’esprit, mais le domine en l’influençant.
Dans les Méditations métaphysiques, Descartes explique que le corps ne peut être dissocié de l’âme. La dépendance directe, sans distance, entre l’âme et le corps qui lui est propre permet ainsi de jauger le fonctionnement de l’esprit et de tester sa réflexion, afin de saisir la façon dont les idées sont formées. Le corps est donc l’occasion pour l’esprit de se connaître et de comprendre sa nature.
Suivre les enseignements de Descartes permet en ce sens peut-être de dépasser l’idée d’une unité mystérieuse (parce que les deux, corps et esprit ne seraient pas de même nature). Comme le montre en effet Spinoza dans son Éthique, l’âme n’a pas la possibilité d’ignorer sa dépendance à l’égard du corps, à tel point d’ailleurs qu’il affirme au contraire que l’âme doit faire « comme » si elle était totalement confondue avec le corps. Comprendre le corps revient donc à comprendre l’esprit, et les deux ordres ne sont pas différentes, mais deux modalités de la même réalité.
Il semble toutefois nécessaire de hiérarchiser le rapport du corps et de l’esprit, en considérant que même si les fonctions des deux se rapportent à une même réalité, le corps fournit certaines informations en priorité. C’est ce que défend Locke dans son Essai sur l’entendement humain, en insistant sur la détermination de l’esprit par le corps : c’est donc en connaissant le corps que l’esprit prend conscience de lui-même.
S’il faut rendre au corps un rôle premier dans sa capacité à éveiller le discernement de l’âme ou de la raison, il ne peut donc y avoir d’idée claire sans qu’il y ait d’abord une compréhension passant par la médiation du corps. Comprendre cette médiation oblige donc peut-être à aller plus loin dans la remise en question de ce qu’est l’esprit, et dans la reconnaissance de sa dépendance à l’égard du corps. C’est ce que fait Hume dans son Enquête sur l’entendement humain, puisqu’il critique la volonté de penser le sujet comme substance indépendante. Il faudrait donc considérer que non seulement le corps apprend ce qu’est l’esprit, mais qu’il lui apprend qu’il n’est rien sans les expériences du corps qu’il a pour tâche de décoder.
Considérer que les organes du corps ont un rôle de filtre qui assure la réception de l’information et sa transposition sous la forme d’une forme de pensée peut conduire à constater que le corps détient une richesse que l’esprit ne peut connaître. Si le corps apprend à l’esprit ce qu’il est, il lui enseigne également ce qu’il ne peut être. Cette reconnaissance de la pauvreté relative de l’esprit ou de la conscience a ainsi été poussée à l’extrême par Nietzsche, qui dans Le gai savoir, affirme que le jugement de l’esprit n’est pas pertinent. L’esprit ne parvient donc qu’à connaître sa propre faiblesse en observant le corps qui l’excède.
L’approfondissement du lien entre le corps et l’esprit permet donc de considérer que le corps n’apprend pas vraiment à l’esprit à se connaître, mais lui enseigne plutôt son impuissance. La thèse à laquelle nous aboutissons permet donc de saisir que l’esprit entretient donc une dépendance tragique à l’égard du monde extérieur, et ne peut développer une force morale lui permettant de lutter contre cette dépendance.