Nietzsche - Il n'y a pas de faits en soi. Ce qui arrive est un groupe de phénomènes choisis et groupés par un être qui les interprète

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L'analyse du professeur


La fameuse madeleine de Proust est restée célèbre non seulement parce qu’elle est une métonymie de la Recherche du temps perdu, mais également parce qu’elle décrit la façon dont le jeune Marcel prend pour la première fois conscience de la valeur et de la fragilité de ses souvenirs. Sans cesse en quête de son passé, et des instants éphémères et précieux de son existence, Proust manifeste d’une façon élégante la tension qui anime tout être humain comme être conscient travaillé par le passage du temps et l’érosion de l’oubli. Si le propre de l’homme est de lutter contre la disparition de ses souvenirs, et de chercher à garder dans une mémoire vivante son vécu le plus chaleureux, il semble nécessaire de reconnaître que l’homme se définit par la possession de sa conscience, et donc par une interprétation éminemment subjective des phénomènes. Néanmoins, la fragilité de cette conscience, toujours imparfaite parce que toujours condamnée à l’oubli et à la difficile construction d’une identité, paraît à l’inverse indiquer que l’homme n’atteint jamais les choses telles qu’elles sont, ne se définit jamais vraiment par sa conscience actuelle des choses, mais plutôt par une relativité extrêmes, voire un oubli du monde et une inconscience.

C’est d’une certaine manière le problème que pose la citation de Nietzsche qui nous est ici donnée affirmant qu’il « n'y a pas de faits en soi. Ce qui arrive est un groupe de phénomènes choisis et groupés par un être qui les interprète ». Quelle place occupe en effet réellement la conscience dans la vie de l’homme et face au monde ? Suffit-elle à lui donner accès à la vérité et aux choses, aux faits en eux-mêmes ? Si la conscience semble inhérente à l’homme, qui possède par nature cette faculté de réflexion sur soi, cette capacité à se savoir et à se comprendre, ne faut-il pas refuser de voir cette puissance de réflexion comme une essence, dans la mesure où les obstacles que rencontre la conscience en se construisant semblent à l’inverse condamner l’homme à ne jamais ni se saisir pleinement ni saisir les « faits en soi » ? Se pose ici le problème de savoir ce qui échappe à la conscience, c’est-à-dire de savoir dans quelle mesure la conscience a les moyens d’appréhender l’homme sans pour autant en réduire la signification à une pure abstraction de pensée.

Nous chercherons tout d’abord à montrer que la conscience est le moyen par lequel l’homme se définit, c’est-à-dire qu’elle est la faculté par laquelle l’homme parvient à trouver le sens de son existence, à se définir comme un sujet qui, par l’évidence de son interprétation accède au monde en déterminant des faits (I). Nous montrerons toutefois que cette faculté n’est pas pour ce qui définit absolument l’homme, puisque la définition qu’il construit au moyen de la conscience ne résume pas l’être de l’homme à son être conscient (II). Dès lors, nous en viendrons à reconnaître les limites de la conscience, c’est-à-dire à montrer que la conscience, faute de parvenir à réellement appréhender l’homme et les faits objectivement, n’est en fait qu’une illusion commode qui détourne l’homme de ce qu’il est réellement (III).

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Plan proposé

Partie 1 : La conscience, un pouvoir de vérité.

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L’homme est un être double, composé d’un corps et d’un esprit, de sensations et d’intelligence. Cette dualité n’est toutefois pas équilibrée, dans la mesure où la conscience intelligente qu’il a de lui-même recouvre le mode d’être du corps, c’est-à-dire que le propre de la conscience est de fournir une explication totale de l’être de l’homme. À cet égard, comme le montre Descartes dans les Méditations métaphysiques, la conscience est ce qui permet à l’homme d’affirmer « je suis, j’existe », c’est-à-dire de se connaître comme une substance pensante et de découvrir le monde comme des faits en soi objectivement déterminés par la logique de sa pensée.

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Il découle de cette définition que la conscience est ce qui permet à l’homme de se définir dans un monde, c’est-à-dire de posséder une représentation de soi et de revendiquer une identité propre. La conscience est donc ce qui permet à l’homme de se définir dans un monde ou environnement. C’est le sens que Kant donne d’ailleurs à cette capacité qu’il définit, dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, le « pouvoir de se représenter le je », c’est-à-dire comme le fondement d’un entendement qui donne à l’homme la capacité d’analyser le monde qui l’entoure. Les phénomènes se donnent donc comme des faits.

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. Il serait d’ailleurs faux de ne voir la conscience que comme une faculté seconde, qui se résumerait à permettre l’interprétation subjective du monde qui entoure l’homme. La conscience est en effet un pouvoir d’explication objective. Elle donne sa raison d’être au monde qui entoure l’homme, monde qui n’existerait pas sans cette révélation de la raison. C’est ce que montre Platon dans la République, et plus particulièrement dans sa fameuse allégorie de la caverne où le prisonnier libéré prend conscience qui parvient éclairer le monde au moyen de sa raison. Il n’y en ce sens pas seulement une interprétation de faits, mais bien une découverte de choses en soi parfaitement objectives.

Partie 2 : Les limites de la conscience.

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Cette dernière conclusion semble toutefois s’apparenter à un coup de force sur la nature humaine. Il apparaît en effet que si le propre de l’homme est de pouvoir construire une représentation intelligente de soi, cela n’implique pas nécessairement que l’homme soit uniquement cette substance pensante et intelligente. La conscience a donc tendance à fournir une représentation de soi qui fait silence sur ce qui échappe à son pouvoir de rationalisation. En un sens, la conscience n’explique pas tout du corps, et elle n’est qu’une faculté de synthèse d’un ensemble de représentations qui lui échappent dans leur détail : le groupement opéré reste très dépendant d’une volonté qui n’est pas réelle. C’est tout au moins ce qu’affirme Leibniz en évoquant les « petites perceptions » dans son texte des Nouveaux essais sur l’entendement humain. Les faits interprétés ne sont donc pas nécessairement des faits objectifs, mais ils n’en ont que l’apparence.

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À cet égard, la conscience que l’homme a de lui-même est nécessairement limitée. Freud montre ainsi, dans Métapsychologie, qu’il est nécessaire de faire l’hypothèse d’un inconscient pour expliquer bon nombre des lacunes de la conscience. L’interpolation des actes psychiques imputés à l’inconscient montre ainsi que les phénomènes qui doit analyser la conscience sont infiniment plus complexes qu’elle ne le croit, et qu’il est illusoire de croire que la conscience a le pouvoir de tout éclairer. L’interprétation des faits devient ainsi profondément subjective, puisqu’elle dépend des manipulations de l’inconscient.

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Par conséquent, la conscience est ce qui a vocation à définir l’homme, mais n’y parvient jamais, parce que l’homme est trop complexe et changeant pour qu’elle parvienne à l’appréhender et à le comprendre dans ses moindres détails. La conscience est donc ce qui définirait l’homme en partie, ce qui le rassurerait provisoirement, mais ne la définit jamais actuellement et réellement, et ne peut lui fournir une connaissance exacte. C’est ainsi que Nietzsche, dans La volonté de puissance, peut évoquer les enfantillages de la conscience et la comparer à l’écume d’un psychisme et de mouvements corporels sous-jacents et incontrôlables. L’interprétation du sujet conduit donc à constater qu’il n’est lui-même qu’une fiction déterminée par une volonté de contrôle.

Partie 3 La conscience comme illusion.

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Comment alors définir le rapport de l’homme à son monde, si un reste résiste toujours au pouvoir de sa conscience ? Il faut se déprendre de l’illusion selon laquelle la conscience pourrait en droit tout analyser et tout comprendre. Dès l’instant où un reste résiste à l’emprise de la conscience, rien ne garantit que la conscience peut réellement en venir à bout, c’est-à-dire que rien ne garantit que la forme de la conscience peut épuiser le monde réel. C’est en quelque sorte ce qu’avoue la perspective phénoménologique de Husserl ou de Sartre, dans la mesure où, pour ce dernier par exemple dans L’Être et le Néant, la conscience « néantise le monde », c’est-à-dire projette des idées et des images dont elle ne possède ultimement aucune certitude quant à leur validité.

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Si tout n’est donc pas nécessairement et parfaitement rationalisable, s’ouvre alors la possibilité que la conscience ne soit jamais vraie. La conscience serait ainsi une simplification commode dont userait l’homme pour posséder une représentation de soi, mais le moi et le monde resteraient en eux-mêmes cachés, opaques. Sauf à, à la manière de Spinoza dans L’éthique ou de Descartes dans Les méditations métaphysiques, de postuler une axiomatique ou de posséder une conviction religieuse intuitive donnant à la conscience le pouvoir d’être en adéquation avec le réel, il faut accepter le fait que la conscience n’est jamais garantie dans son pouvoir d’explication du monde. Resterait en ce sens à l’homme un pur scepticisme, à la manière de Pyrrhon, qui dénie à la conscience toute vérité. Le groupement des faits resterait une forme de projection sans d’autre fonction que de produire des illusions rassurantes.

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À cet égard, il deviendrait nécessaire de penser que l’homme est un être de sensations, dont le corps constitue une identité essentielle, que la représentation consciente ne permet non seulement pas de saisir, mais risque au contraire de détourner de son mode d’être propre. Il faut donc opposer à la vérité logique et prétendue de la conscience rationnelle, aux faits de la conscience, une forme de vérité du corps et des sensations, un ensemble de processus réels qui ne sont pas des faits : c’est ce qu’affirme et étaye en ce sens Hume, dans son Traité de la nature humaine.