L'analyse du professeur
Au cours du XIX siècle, ceux que Ricoeur a pu identifier aux « maîtres du soupçon », Nietzsche, Marx et Freud, ont eu un impact considérable sur la conscience que les occidentaux pouvaient avoir d’eux-mêmes, dans la mesure où ils ont développé une critique radicale du sujet moderne et de ses modalités de fonctionnement et de régulation, aux plans politiques, psychiques comme moraux.
Dans le texte qui est ici soumis à notre étude, Nietzsche propose ainsi de considérer que la religion nuit à la vie, et qu’elle procède plus fondamentalement d’une tentative pour castrer la volonté et le désir constitutifs des êtres bien portants. Faut-il pour autant considérer que la libération de tout désir est bonne et souhaitable ? Ne doit-on pas penser que la religion a au contraire pour force et pertinence de permettre une régulation des instincts ?
Nous chercherons à montrer que ce texte se fonde tout d’abord sur une critique de la radicalité des prescriptions religieuses, qui conduisent à dénaturer l’homme. Nous essaierons ensuite de saisir dans quelle mesure cette volonté de réguler l’homme peut procéder, aux yeux de Nietzsche, d’une absence paradoxale de régulation et d’ascèse propre à celui qui veut imposer une régulation morale.
[...]
Plan proposé
Partie 1
a
Attaquer les passions à la racine, c'est attaquer la vie à la racine : la pratique de l'église est hostile à la vie.
Le texte présuppose ici une opposition entre religion et passions, qui est une opposition classique, puisque la religion a effectivement pour tâche et pour mission de discipliner l’homme moralement, et de lui enseigner un message de sagesse et de comportement à partir duquel il pourra mettre à distance les objets de tentation. Nietzsche cherche ainsi à montrer que les passions sont de l’ordre du naturel alors que la religion est de l’ordre du culturel, et il dénonce implicitement cette volonté de soumettre la nature (et donc la vie) à un contrôle rationnel et artificiel.
b
Le même moyen, couper, arracher, est instinctivement choisi, dans la lutte contre un désir, par ceux qui sont trop faibles de volonté, trop dégénérés pour garder la mesure dans la satisfaction de ce désir : par ces natures qui ont besoin de la trappe, au sens figuré (et au sens propre;;;) d'une déclaration de guerre à outrance, de mettre un abîme entre eux et une passion.
Le raisonnement se fait ici par comparaison. Nietzsche cherche à montrer que la volonté de contrôler et de mettre un frein aux passions vient toujours d’une incapacité à assumer ce qu’elles sont, c’est-à-dire à les comprendre et les apprivoiser en soi. La technique de la destruction de ce qui gêne est donc une technique de guerre qui ne résout pas le problème mais l’élimine de façon factice et violente.
c
Il faut être dégénéré pour avoir recours aux solutions radicales : la faiblesse de la volonté, plus exactement l'incapacité à s'empêcher de réagir à une sollicitation., n'est elle même qu'une forme de dégénérescence.
La religion est donc une forme de dégénérescence ou d’aveu d’impuissance, puisque celui qui refuse les sollicitations des passions est en fait à l’image de celui qui se coupe le bras plutôt que d’essayer de le soigner et de guérir ce qui le trouble. Ce que révèle la volonté de contrôler religieusement les passions (en leur imposant des règles de comportement) est donc l’impuissance de la volonté (qi n’arrive pas à réguler par lui-même ses passions).
Partie 2
a
L'hostilité radicale, à mort, envers la sensualité est un symptôme qui laisse songeur : il justifie qu'on s'interroge sur l'état général d'un être porté à ce point à l'excès.
Il devient donc possible de déconstruire la pulsion de celui qui recherche la religion : il s’agit d’un être qui est par lui-même incapable de supporter les excès, et dont la volonté est débile (au sens médical du terme) et incapable de lui servir.
b
Cette hostilité, cette haine n'atteignent d'ailleurs leur comble que lorsque les natures de ce genre n'ont plus assez de fermeté pour se soumettre à un traitement radical, pour renoncer à leurs démons.
Le religieux est ainsi atteint paradoxalement par un démon, c’est-à-dire (au sens grec) n’est pas maître de soi, mais se place dans les mains d’une force qu’il considère supérieure et qui domine ses actes et lui prescrit un code de conduite. Ce démon est celui de la haine de la vie et des passions, ce qui revient à dire que c’est un démon morbide.
c
Qu'on parcoure toute l'histoire des prêtres et des philosophes, en y ajoutant celle des artistes : les mots les plus venimeux contre les sens ne viennent pas des impuissants, ni non plus des ascètes, ils viennent des ascètes impossibles, de ceux qui auraient eu besoin des ascètes...
Les ascètes impossibles de la religion sont dont des êtres qui cherchent à imposer une règle de vie aux autres parce qu’ils sont eux-mêmes incapables d’en avoir une. Il faut voir la religion comme le produit d’un ensemble de faibles, incapables d’assumer la vie, et en quête de nouveaux maîtres se substituant à leurs propres lacunes.