plans philo à télécharger pour préparer examens & concours
> tous nos plans
Au moment où Hélène, juchée sur les remparts de Troie, aperçoit les vaisseaux des Grecs qui emplissent la mer face à elle, elle comprend que le choix de Pâris a été un moment de folie qui sera la cause du malheur de deux peuples. Pourtant, elle refuse la conciliation proposée par Agamemnon et précipite une guerre qui durera dix ans, sacrifiant son bonheur éphémère pour une tragédie dont les hommes se souviendront plusieurs dizaines de siècles plus tard.
Faut-il croire que croire que le bonheur est à ce point enfermé dans l’instant ? Pourtant, comme le terme l’exprime étymologiquement, le bonheur devrait être une augure plaisante, une promesse de réalisation et de contentement inscrit dans le temps futur. N’y aurait-il pas alors une contradiction à associer bonheur et instant ? Cette question se justifie d’autant plus qu’il semble que l’homme est un être rationnel et conscient : si les passions peuvent emporter certaines décisions, il apparaît à l’inverse difficilement concevable que l’homme agisse en dépit de toute attente de réussite. Il semble ainsi absurde de penser qu’il pourrait choisir un bonheur durable qui ne se réduirait en réalité qu’un instant. L’homme n’a-t-il pas droit à une plus durable réalisation de soi ? Jusqu’à quel point l’homme est-il conscient et maître de ses actes ?
Nous chercherons tout d’abord à montrer que le bonheur ne peut se concevoir que comme durable (I). Il nous faudrait toutefois reconnaître qu’une telle représentation procède d’une illusion de la volonté qui ne parvient pas à se contenter du réel (II). Nous parviendrons ainsi à comprendre le paradoxe d’un bonheur qui consiste à attribuer une valeur durable à un instant fini (III).
[...]Il semble tout d’abord que la distinction entre plaisir et bonheur nous instruit de la durabilité du second. Si en effet le plaisir est d’abord centré sur un agrément momentané entre celui qui le perçoit et l’objet qui en est la cause (cet agrément dépendant ainsi souvent de perceptions, d’une appréhension sensorielle et de surface), le bonheur dépend moins d’une relation à un objet que d’une représentation de soi et des fins que l’on poursuit. Dans la Lettre à Ménécée, Épicure peut donc distinguer les plaisirs immédiats de ceux qui contribuent à une satisfaction plus profonde et morale (et peuvent donner le sentiment du bonheur).
Il est ainsi nécessaire de faire une distinction de degré (et non de nature) entre plaisir et bonheur. Le plaisir pourrait conduire au bonheur à la condition de savoir utiliser le premier au service du second. Le plaisir constitue donc un moment du bonheur, mais seul ce dernier peut prétendre s’inscrire dans la durée et l’authenticité. Épicure peut ainsi défendre une forme de hiérarchisation des plaisirs afin de défendre, loin de l’image de jouissance et de débauche qui est parfois hâtivement associée à l’épicurisme, une vie morale qui trouve son bonheur dans les plaisirs les plus élevés et moraux.
Il apparaît alors que la durée du bonheur est une forme de contentement réfléxif, d’inscription de soi dans une forme d’ataraxie consistant à ne plus dépendre de la chose extérieure, mais comprendre son juste rapport à elle pour saisir ce qui en nous lui donner une telle importance. Le bonheur dure parce qu’il me permet de me comprendre et de bien agir, parce qu’il m’élève au-dessus de l’instant du plaisir.
Il reste cependant que le plaisir et la jouissance de l’instant ne sont pas si faciles à différer. Comme le note Platon dans la République, à propos de Léontios qui ne peut pas s’empêcher de donner satisfaction à son désir morbide de contempler les cadavres, l’instant est accompagné d’une urgence et d’une violence qui rendent la réflexion bien impuissante devant elles. Ne faudrait-il pas alors se résoudre à cette instantanéité et rejeter une représentation idéale du contentement inscrit dans la durée ?
Un tel choix serait celui de l’hédoniste, qui justement refuse la distinction entre un plaisir immédiat et un bonheur durable. Il n’y a de bonheur que dans le plaisir et le bonheur n’est que le plaisir, en lui-même et lorsqu’il se répète. Tout au moins ne faut-il que se contenter de ce qui nous est donné, tant il serait vain vouloir penser au-delà de ce qui est ici et maintenant. Le fameux « carpe diem » d’Horace inciterait moins à une ascèse qu’à une jouissance immédiate, un bonheur de l’urgence.
Il résulterait d’une telle attitude qu’il faudrait tout au contraire dénoncer toute mystification qui porterait à défendre un eudémonisme comme un hédonisme. Puisque l’homme n’est pas maître du cours de la fortune, son éthique ne devrait que l’engager dans une refus des prescriptions morales inscrites dans la durée de sa vie ou, pire encore, dans l’éternité d’un Dieu. C’est la raison pour laquelle Nietzsche, dans La généalogie de la morale, en vient à dénoncer l’imposture de toute morale, qui doit être vue comme le discours des faibles visant à éteindre la pulsion de vie des forts.
Poursuivre sans relâche la jouissance immédiate semble néanmoins inciter à contester la prétention au bonheur d’une telle attitude. Tel Don Juan, insatiable hédoniste qui se détourne de l’objet de son plaisir dès qu’il l’a consommé, l’inscription dans l’instant de la jouissance ne développe pas du tout un rapport à soi qui serait de l’ordre du contentement. Tout au contraire, c’est l’instant et sa fugacité qui donnent à la jouissance son exceptionnalité. Pire encore, celui qui s’y adonne sait pertinemment qu’il devra rechercher dans davantage de raffinement ou de rareté son prochain plaisir, comme en témoigne du reste Des Esseintes dans À rebours, alors qu’il s’exténue dans une forme de deuil esthétique du libertinage.
Il paraît en ce sens nécessaire de s’interroger sur ce qui se trouve recherché dans l’instant du plaisir. Loin de se réduire à la jouissance de l’objet, celui qui désire y apprend la forme de son désir, le sens de son urgence : il découvre que ce qui le satisfait est le désir lui-même. Rousseau peut ainsi s’écrier dans La nouvelle Héloïse : « malheur à qui n’a plus rien à désirer » afin de défendre l’idée que la valeur paradoxale du désir est d’inscrire l’homme dans un monde de chimères, de créations de son esprit, qui font la richesse de son existence par rapport à celle qui ne resterait que dans le réel.
Le bonheur n’existe en ce sens que dans l’instant parce que la conscience de l’instant permet de construire une représentation du contentement qui dépasse le plaisir immédiat. Rousseau peut ainsi défendre sans hédonisme aucun l’idée que le bonheur est la conjonction de sentiments de satisfaction et de la conscience qui les accompagne. Si l’homme a ainsi indirectement conscience que la satisfaction disparaîtra dans l’instant qui suit, ce qui importe est plutôt le fait que dans l’instant une satisfaction se donne à lui comme infinie.
Il semble donc que le bonheur ne puisse exister que dans l’instant, mais paradoxalement parce que cet instant est toujours la promesse affective et consciente d’une satisfaction durable. L’homme se trouve ainsi renvoyé de la conscience de sa finitude à celle d’un infini potentiel qu’il aperçoit dans sa satisfaction. Le bonheur semble alors correspondre à un idéal que Stendhal avait à sa manière formulé en considérant qu’une « énergie » caractérisait le rapport romantique au réel : c’est cette énergie qui se trouve réalisée lors de l’instant de la jouissance esthétique.