Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1 ère partie. Chap. VI

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L'analyse du professeur


De tout ce qui existe et selon tous les modes en vertu desquels il est possible de dire d’un être qu’il existe – l’être et l’existence formant un couple topique de la pensée traversant l’histoire de la philosophie – Merleau Ponty dégage deux sens majeurs selon que l’existence s’applique à l’être d’une « chose » ou à celle d’une « conscience ». Le problème soulevé dans le texte ici soumis à notre étude surgit d’une interrogation portant sur les modalités d’existence du corps propre, et peut être reformulé ainsi : de quelle manière peut-on dire du corps qu’il existe et notamment pour quelles raisons son existence nous apparaît-elle d’emblée comme ambiguë ? En effet, à suivre la distinction initiale – exister en tant que corps ou exister en tant que conscience – l’existence du corps exige pour être insérée ou non à l’intérieur de ces catégories, une réflexion sur sa spécificité, laquelle engage véritablement un retour à l’expérience même que nous faisons, quotidiennement, de notre corps. La thèse structurant le passage, et qui commande entièrement l’investigation des modalités propres à la corporéité, peut se résumer ainsi: le corps n’est pas un objet. De cette intuition première Merleau Ponty en tire deux conséquences philosophiques majeures : le corps ne se donne pas à moi comme un objet lorsque je l’éprouve, mais il ne se laisse pas non plus saisir comme tel lorsque je cherche à le penser. Ces deux versants de l’analyse apparaissent clairement et successivement dans ce texte qui articule deux phases argumentatives. Ainsi MP commence-t-il par interroger les difficultés d’une pensée du corps propre, pour déduire dans un deuxième temps la nécessité d’un autre moyen d’accès à sa singularité, lequel mime en vérité l’objet même qu’il était impossible de penser, puisque MP défend in fine une saisie du corps par et du sein même de l’expérience du corps. Par son sujet même, la forme que prend la réflexion au regard des questions que MP adresse au corps qui résiste aux différentes mises en forme réflexives, ce texte représente une étape majeure dans la conception de la phénoménologie.

[...]

Plan proposé

Partie 1

a

MP déduit d’abord le fait que le corps n’est pas un objet, du constat des difficultés que rencontre la pensée à le concevoir en « troisième personne », et donc de l’impasse où l’on se trouve lorsque l’on présente le corps comme un objet pour la pensée. Le corps n’est pas un objet de pensée au sens où il ne se laisse pas saisir sur le mode de l’extériorité, ce qui est en réalité une condition indispensable, dans la mesure où il n’y a de pensée, de possibilité d’examen que de ce qui se tient à distance, et que l’extériorité est l’élément déterminant la définition même de l’objet. En effet, à la différence d’un être, un objet est ce qui se présente hors de moi, dont je peux faire le tour et qui est, éventuellement, manipulable. L’objet est à portée de main, du moins est-il à portée de la pensée qui s’y pro-jette.

b

« Vision », « Sexualité » etc… ne disent donc rien du corps qui est le mien ni de ses fonctions ; les concepts ne m’apprennent rien et ne parviennent pas même à dégager de façon certaine des rapports de causalité et de détermination. La causalité étant une catégorie majeure sinon première de la raison, il est encore une fois clair que le corps se refuse à la pensée et à l’activité rationnelle en particulier. Les éléments du corps se donnent dans une simultanéité, une imbrication qui fait de cet objet introuvable, un « drame ». Par drame, MP souligne déjà l’activité propre du corps que l’activité de l’esprit ne parvient à cerner sans déformer. Le corps impose son histoire, ses ressorts et sa temporalité propres dans un « entrelacs » qui rend vaine toute démarche analytique.

c

Cet entrelacs ou cet imbroglio, pour poursuivre la métaphore du drame, interdit par conséquent de définir l’existence du corps d’après la conscience que l’on pourrait en avoir. La conscience est séparatrice par définition et le tissage ténu du corps résiste à ses opérations caractéristiques : « composer »/ « décomposer ». Aucune « idée claire » n’émerge de la conscience ou plutôt de l’inconscience du corps, car aucune idée distincte n’est possible (« implicite et confuse »). L’entrelacs et le chiasme sont donc bien les deux éléments constitutifs de la corporéité et ils interdisent par là d’identifier la saisie du corps comme conscience. Ainsi, et en réponse aux premières lignes du texte qui caractérisaient les deux modes selon lesquels il est possible de concevoir une existence, l’existence du corps est-elle bien « ambiguë » et engage à saisir autrement l’accès à l’être du corps. On pourrait aller jusqu’à dire que pour saisir le corps, il faut s’en saisir, le saisir physiquement au sens propre du terme.

Partie 2

a

En effet, MP pose « qu’il n’y a pas d’autre moyen pour comprendre le corps humain que de le vivre ». Le « comprendre » étant un prendre avec (« reprendre à mon compte » « me confondre avec lui »), il n’y a de saisie du corps qu’à la condition que je fasse un avec lui, en acceptant l’indistinction qu’impose en lui-même son existence. Indistinction de ses manifestations (« il est toujours à la fois…), indistinction dans son être même : mon corps comme « esquisse provisoire de mon être total ».

b

« Je suis mon corps » et mon corps m’apparaît comme « sujet naturel » ; par le renversement des termes servant traditionnellement à qualifier le rapport au corps (j’ai un corps), MP achève de ruiner la représentation du corps comme objet. Tandis que l’objet appartient à la sphère de l’avoir et peut faire précisément l’objet d’une propriété, le corps ici est un être qu’il m’est impossible de tenir à distance et dont la limite qui me permettrait d’identifier, en le détachant, mon être, est définitivement introuvable.

c

Le corps donc est sujet. Cette caractérisation nouvelle implique nécessairement une redéfinition du rapport au corps : expérience, réalité davantage que pensée et distance, le corps est un sujet qui est toujours déjà sujet de pensée. Il va sans dire que cette reproblématisation de la corporéité admet des conséquences majeures, tant pour la représentation du corps que pour la pensée qui avait en charge de le « réfléchir ». Dans l’impossibilité d’une « réflexion » du corps, MP engage un mouvement qui est une saisie de la chair et qui constitue la spécificité même de l’élaboration qu’il propose du mouvement initié par la phénoménologie.