L'analyse du professeur
La question de la relativité de la vérité est récurrente en philosophie de la connaissance, et semble indissociable de la naissance de la philosophie qui, depuis Platon, est assimilée à un questionnement sur la raison d’être des choses. Un des problèmes principaux d’un tel questionnement est ainsi de construire des démonstrations susceptibles de faire consensus et d’éclairer le rapport de l’ensemble des hommes au monde.
Malebranche, dans le texte qui est ici soumis à notre étude, défend la thèse selon laquelle il y aurait deux formes de raisons : l’une subjective et l’autre universelle. Seule la deuxième lui semble orienter l’homme vers un comportement raisonnable, et est ainsi défendable pour conduire l’homme à bien agir. Pourtant Malebranche montre également que la raison subjective a son importance pour diriger le comportement de l’individu, et suggère ainsi qu’il peut y avoir conflit et problème quant aux motivations de l’agir individuel.
Nous chercherons ainsi tout d’abord à comprendre de quelle manière Malebranche découvre et définit la raison universelle. Nous en viendrons ensuite à montrer que cette raison universelle n’est pas exclusive d’une raison plus subjective, contre laquelle doit se construire une raison soucieuse de développer un comportement moral.
[...]
Plan proposé
Partie 1
a
« Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu'il faut préférer son ami à son chien, et je suis certain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. »
Malebranche précise ici que la raison est une capacité logique tout autant que morale, qui permet à l’homme de comprendre le monde qui l’entoure (en le schématisant mathématiquement par exemple) tout autant que d’agir en fonction de critères de valeurs (en hiérarchisant les êtres naturels, comme l’ami et le chien). Par ailleurs, ces deux capacités ne sont pas subjectives, puisqu’elle apparaissent à tout homme comme partagée par son prochain (tension vers l’universel).
b
« Or je ne vois point ces vérités dans l'esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. »
Un paradoxe se dégage pourtant immédiatement : la tension vers l’universel est sans cesse contrariée empiriquement : je ne peux prouver qu’autrui possède effectivement la même capacité rationnelle que moi, ce qui a pour conséquence de mettre en péril les fondements d’une sociabilité qui paraît dépendre de cette capacité à construire des règles de vie rationnelles.
c
« Il est donc nécessaire qu'il y ait une Raison universelle qui m'éclaire,et tout ce qu'il y a d'intelligences. »
La seule solution au paradoxe d’une raison qui se pense comme universelle, mais ne peut prouver son universalité, ne peut donc se trouver que dans un principe supérieur, qui donne son harmonie et son équilibre à l’ensemble des intelligences qui se trouvent dissociées sans elle. Se trouve ici présupposée implicitement un Dieu comme puissance rationnelle coordonnant les intelligences de telle sorte qu’elle soit en mesure de découvrir des règles unifiées d’explication du monde et de justification du comportement.
Partie 2
a
« Car si la raison que je consulte n'était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. »
La preuve de l’universalité de la raison, et de la garantie de cette universalité par un principe supérieur de vérité, est ici curieuse. Elle se fonde sur une forme d’empirisme partant implicitement du constat que la communication est possible avec les chinois. Une telle possibilité suppose de repérer une même entente du monde, entente qui reposerait ainsi sur le partage d’une raison commune. Pourtant, rien ne m’assure fondamentalement que les chinois voient les mêmes choses que moi : il semble en effet que la communication dépend moins ud partage d’un critère du vrai ou d’une raison commune, que de la possibilité de se mettre consensuellement d’accord sur une signification ponctuelle.
b
« Ainsi la raison que nous consultons, quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une Raison universelle. Je dis : quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. »
Ce paragraphe a ceci de particulier qu’il indique que la raison universelle que tout homme possède est découverte par un principe intérieur (introspection) , qui semble ainsi supposer un retrait en soi, et une distance critique par rapport au monde extérieur. Ce recul se trouve d’ailleurs confirmé par le fait que Malebranche évoque une raison de l’homme passionné, qui sera une raison de celui qui obéit à des passions, des stimuli extérieurs à lui et qui le contraignent à agir d’une certaine manière.
c
« Lorsqu'un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu'elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la Raison universelle que tous les hommes consultent."
L’exemple qui clôture ce texte a pour fonction de montrer que la différence entre la raison intérieure et universelle, et la raison extérieure et passionnelle tient à sa capacité à faire sens pour tous. L’homme peut donc faire un usage particulier de sa raison, mais cet usage ne sera jamais pertinent en lui-même par rapport aux autres.