Le sujet est-il nécessairement humain ?

Partager sur Facebook Partager sur Twitter


L'analyse du professeur


Dans Un animal doué de raison, Robert Merle met notamment en scène un couple de dauphins, Fa et Bi, qui apprennent la langue des humains et sont mis au service de finalités militaires. Ce roman d’anticipation datant de 1967 a marqué les esprits parce qu’il construisait, parfois de façon un peu schématique, une opposition entre des animaux intelligents et des hommes animés par leurs pulsions, dans un contexte de crainte d’une troisième guerre mondiale particulièrement aigu en situation de guerre froide. Plus fondamentalement, la question qui se trouvait posée était celle de l’humanité de l’homme et de son droit à exploiter la nature au nom de cette prétendue supériorité humaine.

Se pose la question de savoir si « le sujet est nécessairement humain » peut sembler à ce titre pertinent, dans la mesure où le sujet se définit habituellement en philosophie comme celui qui est doué d’une conscience de soi et qui est capable de d’agir sous la direction de cette conscience en ne se trouvant pas simplement déterminé par les évènement extérieurs. Si le sujet semble une théorisation moderne associée à la philosophie cartésienne et que cette théorisation est construite pour désigner le privilège de l’homme à la différence des animaux (considérés comme des « machines » par Descartes), il semble impossible d’attribuer la subjectivité à un autre être que l’homme. Pourtant, depuis Descartes l’évolution de l’éthologie a permis de montrer que la frontière entre l’homme et l’animal paraît moins étanche que revendiquée par les théoriciens du sujet, à tel point que l’animal pourrait peut-être sembler doté d’une forme de conscience de soi et d’autonomie lui permettant de rivaliser avec l’humain. Si tel était le cas, il faudrait alors reconnaitre que l’humanité, les valeurs de l’humain, ne sont peut-être pas les seules manières de définir des normes de comportement et, peut-être, des valeurs et des justifications de ce qu’il faut faire. Une telle question pourrait du reste d’autant plus interpeler qu’elle se pose à un moment du développement humain où l’homme se trouve confronté aux limites écologiques de son agir, et en particulier responsable de la destruction d’une nature et d’un environnement qu’il s’était pourtant cru capable de penser moralement et de juger selon sa raison.

Nous nous efforcerons en ce sens tout d’abord de montrer que le sujet semble ne pouvoir être par définition qu’humain parce qu’il se construit comme une théorisation des particularités de la raison humaine et de sa capacité à justifier la supériorité de l’homme face au réel. Nous en viendrons toutefois ensuite à saisir que cette théorisation repose sur un certain nombre d’incertitudes ou de limites faisant qu’il semble largement hypothétique de vérifier un tel privilège de subjectivité. Ces doutes raisonnables quant au privilège de la subjectivité humaine nous conduiront ainsi enfin à poser la question de savoir s’il ne serait pas possible de définir une autre forme de subjectivité non humaine, qui pourrait prendre en compte ce qui n’est pas humain mais possède pourtant une dignité propre.

[...]

Plan proposé

I

a.

La subjectivité se définit d’abord comme une capacité à s’identifier, à prendre conscience de soi face à des objets. Cette capacité suppose donc une raison, c’est-à-dire une compréhension intelligente qui permet de se définir et de juger en vérité de soi et des choses. Descartes théorise une telle élévation spirituelle de soi dès le fameux « Je pense donc je suis » du Discours de la méthode.

Ib.

La conscience de soi n’est cependant pas seulement une certitude psychologique et abstraite : elle détermine une conscience pratique, c’est-à-dire une capacité à juger moralement, à se référer à des valeurs permettant de hiérarchiser les êtres et les choses. C’est ainsi que Descartes et à sa suite les partisans de la subjectivité (comme Kant, dans la Fondation de la métaphysique des mœurs) en viendront à considérer que l’homme possède une dignité supérieure à toute autres choses, ainsi désignées comme des objets soumis au vouloir humain.

Ic.

Enfin, il semble possible de considérer que le privilège humain de la subjectivité se traduit concrètement par une capacité d’agir, une liberté. Cette capacité d’agir s’illustre par l’activité ou le développement économique et humain et par la manière dont ils ont transformé le monde de telle sorte que l’homme l’a mis à la disposition de son existence. Descartes appelait ainsi de ses vœux le fait que l’homme puisse se rendre « comme maître et possesseur de la nature » (Discours de la méthode, sixième partie).

II

a.

Néanmoins, force est de constater que le projet cartésien reposait sur un certain nombre d’incertitudes, que traduit pudiquement le « comme » maître et possesseur, c’est-à-dire sous condition d’une connaissance claire et distincte du monde et d’une action pouvant se revendiquer d’un certitude scientifique. Le simple fait que les vérités scientifiques soient régulièrement révisées semble en ce sens exprimer une forme d’échec de ce projet de certitude.

IIb.

Nous pourrions en outre considérer que l’incertitude de notre connaissance du réel fait que la valeur du jugement que nous portons sur lui est moins objective que subjective, c’est-à-dire qu’il semble impossible de revendiquer le privilège d’une subjectivité qui serait capable de donner une valeur à toute chose. C’est ce qu’affirme du reste Heidegger dans sa Conférence sur la technique en considérant que le projet cartésien de domination de la nature est peut-être un coup de force scientifique et technique qu’il serait impossible de justifier.

IIc.

Dès lors, il paraît difficile de considérer que l’homme aurait une valeur cardinale, une humanité supérieure. Si la subjectivité se trouve relativisée dans son pouvoir de connaissance, il apparaît qu’il devient même impossible de parler des valeurs humanistes de l’homme. Dans sa Lettre sur l’humanisme, Heidegger considère ainsi que « l’humanitas de l’homo humanus » est un vain mot et un projet dangereux, alors que l’homme devrait par définition accepter de ne pas être celui qui dicte aux choses leurs raisons d’être.

III

a.

Il pourrait ainsi apparaître pertinent de considérer que la subjectivité ne devrait pas être un privilège de l’homme, mais que d’autres êtres et choses, habituellement considérée comme des objets, peuvent prétendre à la condition de sujets, si toutefois cette condition se trouve élargie au-delà d’une connaissances et d’une rationalité qui n’ont justement pas fait la preuve de leur privilège. C’est une telle possibilité à laquelle ouvre la réflexion de Nietzsche, lorsqu’il critique radicalement le privilège de la conscience dans Le gai savoir et de la morale dans La généalogie de la morale.

IIIb.

Il semble à cet égard possible de redéfinir la subjectivité à la mesure d’une forme d’empathie ou de capacité à ressentir les choses. Une telle capacité à ressentir pourrait ainsi être mieux à même de communiquer avec des formes d’être diverses, plutôt que de se fermer sur un simple critère rationnel de jugement. C’est ce qu’argumente Peter Singer dans La libération animale, ouvrage qui est resté célèbre pour avoir justement fait céder la digue hermétique d’une subjectivité exclusivement humaine.

IIIc.

Dès lors, il apparaît à tout le moins que le rapport de nécessité reliant sujet et humanité est fondamentalement remis en question. Cependant, si la question des critères de définition de la subjectivité se pose de façon aiguë aujourd’hui, il semble réciproquement que, à l’image de La ferme des animaux d’Orwell, il n’est pas du tout évident que l’imputant d’une subjectivité sensible soit la garantie de respecter la dignité de chacun et de construire des valeurs et des normes d’action plus respectueuses de l’équilibre général de notre environnement.