Le pouvoir doit-il revenir au peuple ?

Partager sur Facebook Partager sur Twitter


L'analyse du professeur


Lorsque George Bush a défendu la nécessité d’attaquer l’Irak, il a avancé l’argument selon lequel le risque de possession d’armes de destruction massive était trop dangereux pour ne pas pratiquer une guerre préventive de leur usage potentiel. Cet argument, dont Tony Blair a depuis concédé qu’il était faux, pose le problème de l’instrumentalisation de l’opinion politique du peuple en démocratie. Faut-il en effet que les responsables politiques choisissent de s’affranchir de leurs obligations de vérité à l’égard du peuple pourtant souverain afin d’effectuer les actions politiques qui leur semblent justes ? Le peuple n’était-il pas apte à comprendre les bonnes raisons de faire plier le dictateur Saddam Hussein ?

Le sujet « le pouvoir doit-il revenir au peuple » prend ainsi tout son sens, puisqu’il présuppose que ce pouvoir lui a été indument spolié, et qu’un véritable pouvoir ne peut se penser sans fonder sa légitimité sur un tel peuple. La difficulté toutefois comprise dans la formulation d’une telle question vient de deux formes de questions. D’une part, si le pouvoir est par définition l’exercice légal d’une puissance, le fait de considérer qu’il doit « revenir » au peuple suppose qu’il vient du peuple, et donc qu’il n’est pas possible de penser autrement la légalité et / ou la légitimité de celui qui est souverain. D’autre part, si le peuple désigne l’ensemble des individus qui vivent ensemble sur un même territoire et ont une identité commune en raison de l’histoire qui les réunit sur cette terre, ce sujet ne présuppose-t-il pas trop rapidement l’unité de l’identité de ce peuple, en considérant que cette unité peut fonder une volonté politique gouvernant à son destin ? Ces deux questionnements conduisent alors à un problème épineux : ne faut-il pas reconnaître que la possibilité que le pouvoir échappe au peuple signifie déjà que le pouvoir est fragile lorsqu’il est exercé par le peuple, et que la volonté de le redonner au peuple n’est qu’une façon de vouloir compenser une tendance naturelle à ce qu’il lui échappe, alors que la nature même du pouvoir serait justement de supposer qu’une autorité contraint un ensemble de sujets qui ne possèdent pas le pouvoir ? Autrement dit, la dissociation naturelle entre gouvernants et gouvernés n’est-elle pas plus opérationnelle si le pouvoir n’est pas conçu comme venant du peuple, et si l’on accepte que certains fondent et exercent une puissance sur d’autres qu’ils n’ont d’autre raison d’être que de la subir ?

[...]

Plan proposé

Nous essaierons tout d’abord de montrer que le pouvoir appartient par nature au peuple parce que rien ne peut légitimer une hiérarchisation de nature entre les individus d’une même espèce. Nous en viendrons toutefois à contester une telle thèse de la souveraineté du peuple en montrant que le centre du pouvoir n’est pas tant ce qui fonde sa légitimité et sa légalité, que ce qui permet l’exercice de sa contrainte. Nous achèverons enfin ce raisonnement en montrant que la logique de la contrainte oblige à reconsidérer ce qui fonde le pouvoir pour affirmer que le peuple ne détient que symboliquement un pouvoir dont l’effectivité se fonde plutôt sur les décisions de celui qui comprend et fait respecter la raison d’État.

I. Le pouvoir est démocratique par essence.

a.

La raison pratique oblige à reconnaître l’égalité entre les hommes. C’est ce que montre Kant dans sa Métaphysique des mœurs, en affirmant que l’impératif catégorique est une règle de la raison qui interdit à celui qui agit de traiter autrui autrement que comme lui-même.

b.

Le fondement du pouvoir qui procède de la reconnaissance de l’égale dignité des hommes est donc un gouvernement dont la seule fonction est de garantir l’autonomie de tout un chacun. C’est ce que démontre Locke, en affirmant le fondement réciproque de la liberté politique et de la liberté économique, dans sa théorisation du contrat social (Second traité du gouvernement civil).

c.

Dès lors, si la forme représentative est nécessaire pour des questions d’efficacité de la gouvernance, l’exercice du pouvoir appartient au peuple : il s’agit même, selon Lincoln, « du pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple », ce qui revient à dire que le pouvoir vient et revient au peuple, par un mouvement naturel de stabilisation selon lequel le peuple est à la fois souverain et sujet.

II. L’exercice du pouvoir en déficit démocratique

a.

Si un pouvoir se définit comme une structure de légitimation qui autorise l’exercice d’une contrainte, force est cependant de reconnaître qu’au-delà de sa légitimité, le pouvoir est bien exercé et perçu comme le fait d’imposer des décisions à un peuple qui n’est plus, lorsqu’il subit l’autorité des lois, qu’un justiciable soumis à des telles lois, et qui risque ainsi du reste d’en oublier qu’il en est l’auteur. Tocqueville analysait en ce sens, dans De la démocratie en Amérique, la résistance des individus qui ont d’autant moins de chances de se sentir comme membres du souverain qu’ils ont tendance à se replier sur leurs intérêts particuliers.

b.

En outre, si le pouvoir n’est pas appliqué par le peuple à lui-même, il n’est pas non plus conçu par le peuple, mais par ses représentants. Là encore, même si en théorie le peuple possède la souveraineté, la technicité des processus exécutif comme législatif condamne l’exercice réel d’une décision politique du peuple. Le peuple est donc représenté, et nous pouvons ave Rousseau, dans Du contrat social, concéder qu’un pouvoir démocratique représentatif n’est jamais un pouvoir réellement démocratique puisque la volonté générale se trouve détournée de son essence à la fois individuelle et collective.

c.

Dès lors, il serait même probable qu’un pouvoir doit au fond reconnaître qu’une compétence est absolument nécessaire à la gouvernance. Platon ne théorisait pas autrement l’idée même de République, puisqu’il affirmait qu’il était nécessaire que le peuple reconnaisse son incompétence et confie les rênes du pouvoir à celui reconnu comme le plus compétent, affirmation qui se retrouve du reste au cœur de la construction théorique de Machiavel dans Le Prince.

III. Le renoncement au peuple, une exigence de cohérence

a.

Considérer que le peuple doit lui-même se dessaisir du pouvoir est cependant une incohérence, puisque cela suppose de sa part la possibilité d’une intelligence politique dépassant les intérêts partisans. Cette intelligence serait celle d’un individu capable de faire abstraction de son individualité incarnée, celle de celui que Kant désigne comme un « peuple d’anges ».

b.

Par conséquent, si le jeu politique est nécessairement un jeu d’antagonismes s’exacerbant, peut-être faut-il reconnaître que pour gouverner un peuple, il faut d’abord faire taire ce qui est l’origine de désaccords irréconciliables : c’est ce que montre Carl Schmitt dans Parlementarisme et démocratie, en expliquant que l’exercice parlementaire est contradictoire dans son essence parce qu’il ne fait qu’attiser des conflits et non les résoudre vers un consensus. Cela ne serait possible que si les individus qui se trouvent réunis dans une même assemblée sont déjà potentiellement des amis, c’est-à-dire des personnes partageant des mêmes valeurs et une même raison de vivre ensemble.

c.

La conséquence de ce raisonnement est alors d’affirmer qu’on ne doit pas rendre le pouvoir au peuple, puisque l’existence d’un peuple dépend au contraire de l’existence d’un pouvoir, le « pouvoir constituant » (que Schmitt reprend à la théorie juridique de Sieyès). Autrement dit, le pouvoir fonde le peuple et le conduit, et le devoir moral de celui qui l’a compris est d’affirmer qu’il est responsable du salut de ce peuple, au sens où il comprend ce qui est sa raison d’être politique : c’est d’ailleurs ce rôle que Schmitt accord au détenteur du pouvoir politique dans Théologie politique.