Le plaisir est il le moteur de l'histoire ?

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L'analyse du professeur


L’Angelus Novus de Klee est vu par Walter Benjamin, dans ses Thèses sur l’histoire, comme une représentation de la tristesse de celui qui contemple l’histoire des hommes, et constate le champ de désolation et de ruines que laisse l’humanité derrière elle. Vision pessimiste au possible du processus de civilisation, cette image tendrait à faire craindre le fait que l’homme ne peut échapper au chaos, et y contribuerait même par sa vanité. Pourtant, l’ange est poussé irrémédiablement vers l’avenir, et il peut sembler que le simple fait de se retourner lui suffirait à oublier la désolation du passé, à l’image du mouton de Nietzsche, dont la joie vient justement de l’oubli. Cette ambivalence est en quelque sorte au cœur de notre sujet. Est-il en effet possible de faire du plaisir le moteur de l’histoire ? Autrement dit, la capacité à ressentir une satisfaction est-elle la raison de notre existence dans le temps ? Se pose ici la question du ressenti de l’histoire, et de notre capacité à influer sur le cours des évènements. Le problème de la recherche du plaisir pose en effet le problème de son origine et de notre influence sur sa production. Il paraît à cet égard difficile de supposer que le plaisir est le moteur de l’histoire, tant cette dernière semble exposer à des circonstances qui nous échappent, mais le plaisir peut à l’inverse à bon droit apparaître comme une nécessité, pour celui qui se définit par sa liberté, et suppose ainsi qu’il n’est pas seulement assigné à une production des évènements face auxquels il serait passif. Il peut ainsi tout d’abord sembler que nous sommes prisonniers de l’histoire, et qu’il est vain de vouloir y chercher l’expression de son plaisir, puisque la volonté s’y trouve nécessairement impuissante. Toutefois, nous devrons en même temps reconnaître que la tentative pour en faire du plaisir le moteur est une nécessité paradoxale de la raison qui y cherche les figures de son expression ce qui correspond à une forme de liberté rationnelle qui fait l’identité de l’homme. Un tel constat nous engagera alors à comprendre que cette liberté rationnelle n’est pas simplement une contemplation de l’histoire, mais une façon d’affirmer des valeurs face au monde et aux contraintes qu’il lui impose.

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Plan proposé

Partie 1 : L’histoire comme désolation rationnelle.

a -

Le principe de la rationalité de l’histoire. Dans les derniers paragraphes de son livre Les principes de la philosophie du droit Hegel a cherché à montrer que notre rapport à l’histoire, n’est jamais de l’ordre du ressenti, mais est une construction des lois évènementielles révélant la rationalité de l’histoire, c’est-à-dire montrant de quelle manière les hommes en viennent à rationaliser leurs rapports, et à poser des normes de reconnaissance de leurs droits et de leurs êtres qui dépassent la conscience subjective pour accéder à une moralité objective exprimant la rationalité du réel. Ce projet peut être interprété comme un échec de la sensibilité, réduisant la vérité de toute existence non à un plaisir, mais à une rationalisation.

b - La contradiction entre plaisir, raison et histoire.

Il convient alors d’affirmer que la façon dont les faits apparaissent et se manifestent à nous, c’est-à-dire à notre raison qui décode le monde, est un rejet du plaisir. La rationalité historique serait enfermée dans une conception inauthentique du monde, et imposerait au réel une forme qui ne lui correspond pas.

c - La projection du plaisir, au-delà du constat rationnel de l’histoire.

Cependant, le rapport entre la raison et l’existence nous oblige à reconnaître que nous ne nous contentons jamais du monde tel qu’il nous apparaît et s’impose à nous : nous avons toujours tendance à construire des jugements de valeur, qui expriment la manière dont nous aimerions que les choses soient. Notre tendance à construire une représentation de l’histoire, aussi inauthentique soit-elle, est inéluctable. Comment alors peut-on lutter contre les illusions dont la raison pourrait être victime, et retrouver un plaisir, qui serait justement moteur de notre rapport à l’histoire ?

Partie 2 : Le plaisir de la compréhension rationnelle de l’histoire.

a - Les ambivalences de la raison.

S’il paraît impossible de lutter contre le travail de la rationalisation du monde, il est alors possible de chercher à tirer du plaisir de la compréhension de l’histoire que fournit la raison. Croire que notre représentation rationnelle a une validité permet alors, comme l’exprime Kant dans L’idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, de tirer des leçons de notre raison, et de viser un plaisir idéal dans la manière dont nous orientons nos actions, c’est-à-dire d’agir en fonction de ce que nous comprenons.

b - Le plaisir de l’action rationnelle.

À l’image de Merleau-Ponty, qui distingue « certains faits comme dominants et d'autres comme secondaires », il faut alors considérer que la rationalisation des faits est également une rationalisation de valeurs. Le plaisir devient ainsi le moteur de notre rationalisation des évènements, puisqu’il devient possible de hiérarchiser ses représentations du monde, et d’agir en fondant la valeur des choses en fonctions de ses informations rationnelles.

c - Les limites du plaisir rationnel.

Il semble toutefois que le plaisir calculé peut apparaître comme un plaisir très limité. Le vécu de ce qui est prévu et prévisible ne fait qu’ôter la surprise dont procède nécessairement la satisfaction. Celui qui s’enferme dans une rationalité totale n’a donc que peu de chances de se féliciter et d’augmenter sa puissance d’agir, au sens de Spinoza, puisque ce qu’il maîtrise fait déjà partie de sa raison et de son être.

Partie 3 : L’affirmation du plaisir par l’affirmation des valeurs.

a - Le plaisir dans l’affranchissement du rationnel et du raisonnable.

Le véritable plaisir ne paraît donc pouvoir venir que de la transgression ou de la surprise. Comme l’affirme Sartre, dans L’existentialisme est un humanisme, il faut donc se confronter à son histoire pour affirmer sa liberté. L’histoire est le lieu par lequel l’homme s’affranchit de ce qui le détermine. L’homme doit donc à la fois refuser le stoïcisme (prétendant que rien ne dépend de l’homme) et le rationalisme (prétendant que seul ce que la raison veut est facteur de liberté).

b - Le plaisir et l’absurde.

La philosophie de la liberté qui découle de cette position est donc une affirmation des valeurs similaire à celle que revendique Nietzsche dans les Considérations inactuelles. Il s’agit d’un combat contre le risque de l’absurde, un combat contre la tentation du nihilisme de celui qui accepte l’absurde. Autrement dit, contre la résignation de l’impuissance (je ne peux rien faire parce que ma volonté et ma raison sont impuissantes), l’homme se doit de se battre, en théorie comme en pratique, c’est-à-dire défendre la valeur de ses idées, et se battre pour les faire appliquer.

c - L’incertitude et le plaisir

Il ne faut toutefois pas perdre de vue que cette philosophie de la liberté est toujours habitée du doute et de la mesure, de la conscience de sa fragilité et de ses limites. Autrement dit, l’affirmation des idées et des valeurs dépend toujours d’une défense critique, et ne peut s’affirmer sans prendre conscience de la relativité des valeurs, et de la possibilité qu’elles soient fausses. La lutte de l’homme est donc une lutte désespérée contre le chaos (à la manière du Sisyphe d’Albert Camus, qui ne cesse pas de pousser toujours le même rocher), qui ne sera jamais vaine tant que l’homme y verra une façon de ne pas se résigner.