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Dans L’incrédulité de Saint-Thomas, Le caravage peint l’apôtre insérant son doigt dans une des plaies du Christ : le corps touché devient le support de la relation à autrui, mais de façon paradoxale, puisque le Christ ressuscité n’est plus cet autre homme égal au mortel qui posséderait un corps au sens matériel du terme. L’apparence ne suffit en effet plus à prouver la matérialité d’un corps désormais porté par le miracle d’une résurrection.
La question « le corps soutient-il la relation à autrui ? » est en ce sens éminemment problématique. L’idée de « soutenir » suppose en effet que quelque chose se situe « en-dessous », au sens du substantif grec « hypokeimenon », terme métaphysique désignant la substance ou le substrat nécessaire pour comprendre la manifestation existentielle de l’essence. Cet « en-dessous » devient d’autant plus problématique qu’il est par nature différent de la relation elle-même, qui est fondée sur des modalités abstraites intellectuelles et psychologiques, alors que le substrat est représenté comme matériel et concret. Dès lors, la possibilité d’unifier la représentation d’autrui est problématique, puisqu’autrui apparaît comme un composé de corps et d’âme, de matière et d’esprit, alors que la modalité d’accès à cette représentation est par nature déséquilibrée en étant purement fondée sur une projection intellectuelle de la conscience. Dès lors, comment le corps pourrait-il « soutenir » la relation à autrui si autrui apparaît comme étant le produit de la représentation intellectuelle ? N’y a-t-il pas une inversion du rapport premier constitutif de la figure d’autrui, qui reviendrait à poser une chose en soi comme possible, alors que cette chose est pensée par une représentation subjective ?
Nous nous efforcerons de montrer tout d’abord que la relation à autrui est le fruit d’un travail de construction intellectuelle qui ne peut considérer le corps comme un soutien de la figure d’autrui que métaphoriquement, comme une projection de la pensée nécessaire à fonder logiquement l’idée d’autrui. Nous en viendrons toutefois à montrer que cette projection se fonde implicitement sur une reconnaissance de soi-même comme corps qui donne un mode d’existence du corps antérieur à la production de la pensée, comme une condition nécessaire de la pensée permettant de concevoir le soutien comme un fondement ontologique indiscutable. Néanmoins, et en fin de compte, il nous faudra reconnaître la possibilité que cette énigme du corps reste un problème parce qu’elle ne peut acquérir de positivité. Le corps apparaîtra alors comme un postulat dont nous devrons interroger l’intérêt moral et psychologique afin de déterminer la nécessité de lui accorder une existence.
[...]La conscience de soi se construit comme une opération psychologique de reconnaissance de l’unité de la pensée et de sa continuité. Cette reconnaissance est un fait de la raison, dont Kant expose les modalités dans Anthropologie d’un point de vue pragmatique, en insistant sur le fait que l’homme n’a accès qu’à des phénomènes. Si donc les concepts n’ont de validité qu’à la condition que l’expérience phénoménale vienne leur donner une substantialité, le corps devient le mot et le concept dont se sert l’homme pour expliquer l’existence des choses en dehors de lui.
Néanmoins, cette unité n’est qu’une projection de l’esprit, qui n’a jamais accès à la preuve indubitable de la chose en soi. L’interdit de la chose en soi, qui structure la compréhension de la finitude radicale de l’homme dans l’idéalisme critique de Kant, devient donc une façon de reconnaître que le corps ne peut être un soutien ontologique positif : il n’est que la raison suffisante d’une représentation du monde extérieur, ce que Kant, dans la Critique de la raison pure, identifie en signalant qu’il y a un risque de paralogisme, c’est-à-dire une tentation très forte de donner au corps une autonomie d’être, que ce soit à travers l’idée de monde ou l’idée d’homme.
Ce problème se redouble d’ailleurs dans lorsqu’il s’agit de la figure d’autrui. Autrui m’apparaît en effet comme un autre moi-même parce que je n’ai pas de raison de l’identifier autrement, mais autrui est également déterminé par la présence d’un corps qui le rattache au monde. Les deux idées du monde et de l’homme entre en contradiction, et la figure d’autrui est un paradoxe, dont je constate qu’il est déterminé par la causalité matérielle comme il est pensable sous la forme de la liberté. Le fait de considérer qu’autrui serait soutenu par le corps qu’il manifeste à mes yeux, alors que je suis plutôt moi-même conscient de moi comme libre, permet donc de saisir qu’autrui est métaphoriquement soutenu par un corps dont je n’ai d’autre preuve que la manifestation phénoménale.
Il faut semble-t-il reconnaître que le rapport entre le corps et l’identité est problématique, et fonctionne comme une énigme pour moi comme pour autrui. Néanmoins, il faut également reconnaître qu’il n’y a pas de conscience sans le postulat que cette énigme est déterminante, c’est-à-dire que la relation entre le corps et l’âme est opérationnelle, sans quoi toute connaissance du monde extérieur s’effondre et toute identité devient un fantasme. C’est ce qu’affirme d’ailleurs Descartes dans les Méditations métaphysiques, quand il choisit de considérer que la substance pensante fonde de façon indubitable l’identité du sujet, même s’il est impossible d’expliquer le rapport entre le corps et l’esprit.
Cette reconnaissance du lien nécessaire entre corps et esprit se redouble lorsqu’il s’agit de penser la relation à autrui. Comme l’explique Descartes Dans la deuxième méditation, lorsque je regarde par la fenêtre passer des hommes, je dois considérer comme problématique le fait qu’autrui soit une conscience, et je suis obligé de considérer qu’il ne peut s’agir pour moi que d’automates, de mécanismes, habillés de manteaux et de chapeaux. Pour autrui, plus encore que pour moi-même, et parce que je ne possède pas la même certitude que pour la conscience que j’ai de moi, je dois reconnaître que le corps devient un fondement de la certitude que j’ai. Le corps soutient donc la relation que j’ai à autrui.
Je ne peux toutefois réduire autrui à ce corps, dans la mesure où agir ainsi serait une réification problématique. Je ne peux en effet traiter autrui comme une chose, et le soutien que constitue le corps d’autrui n’est pas un fondement au sens moral du terme, mais une simple supposition logique qui me permet d’identifier un autrui dont la relation est beaucoup plus riche est morale. Lévinas explique ainsi, dans Totalité et infini, que la figure de l’autre est d’une richesse phénoménologique qui excède infiniment l’être de son corps qui est comme une chose. Si le corps est bien une cause de l’existence d’autrui, il ne peut donc être un véritable soutien de la « relation » à autrui, qui attribue à cet autrui bien plus qu’un corps.
Se pose alors le problème de la relation conflictuelle entre autrui comme corps et autrui comme sujet moral. Le fait de doter autrui d’un corps semble faire obstacle à une relation qui, selon la conscience que j’ai de mes devoirs, devrait se penser comme une relation d’égal respect, ou en tout cas comme une relation morale. La relation à autrui est ainsi gouvernée par un commandement moral que Ricœur, dans Soi-même comme un autre, définit comme la nécessité de considérer qu’autrui me renvoie à ma responsabilité morale.
En dépassant l’impératif husserlien selon lequel « toute conscience est conscience de quelque chose », Ricœur nous incite donc à considérer que c’est plutôt autrui sui soutient la relation aux corps, le sien comme celui de l’autre. Il faut donc distinguer le plan physique ou matériel, au regard duquel évidemment le corps est ontologiquement premier (selon les lois de la nature, et dans la représentation logique que nous en avons), du plan moral, selon lequel la relation devient première (et fonde un impératif moral de considération de la valeur d’autrui). L’intersubjectivité désigne en ce sens cette double relation de constitution du rapport entre moi et autrui.
Le problème qui apparaît alors est celui de savoir dans quelle mesure l’impératif moral peut limiter le rapport d’instrumentalisation du corps. À partir du moment en effet où l’homme ne possède que la certitude ontologique de l’existence d’un corps, sans pouvoir définir ce corps comme venant d’un Dieu ou fondant sa valeur autrement que dans une forme d’énigme de la relation entre corps et conscience, existe-t-il encore une limite à la négation de l’instrumentalisation d’autrui et du corps ? C’est tout le problème posé par les libertins, qui se servent du corps pour défier la morale de son respect, et affirmer que la finalité de l’existence humaine se situe dans le fait de valoriser les plaisirs d’un corps qui ne se comprend jamais ultimement comme fondé par une relation morale.
on peut dire que le problème de ce sujet est double. D’une part, il pose un problème ontologique, auquel il est possible de répondre qu’on ne peut contester la primauté d’un corps, même si elle ne peut être fondée sur une appréhension objective et reste tributaire de la conscience qui en détermine l’existence : le corps soutient la relation au sens où il est posé logiquement comme la cause de toute relation possible. D’autre part, la relation à autrui ne peut raisonnablement réduire autrui à un corps, et se doit de s’affranchir du fait qu’autrui pourrait être simplement un corps. Mais un tel affranchissement n’est paradoxalement possible qu’à la condition de considérer que le corps doit se libérer de toute définition moralisante, ce qui revient à affirmer que le rapport au corps devient risqué, à l’image d’un Don Juan qui instrumentalise le corps des femmes qu’il rencontre, mais qui vient en aide à un pauvre, à qui il finit par donner de l’argent « par amour de l’humanité ».