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« Il n’y a qu’une route vers le bonheur, c’est de renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté » déclare Épictète. La philosophie stoïcienne a joué un rôle considérable dans la façon de théoriser le bonheur. Ce que montre en effet Épictète est que l’homme est fragile et ne doit pas accorder d’importance à ce qui ne dépend pas de lui. Malheureusement, la formule est bien difficile à respecter lorsqu’il s’agit d’évènements qui touchent ce qui a le plus de prix à nos yeux, comme la maladie, la mort de nos proches..
À cet égard, il semble bien que le bonheur soit un idéal qui exige que nous nous prémunissions de ce qui peut nous faire du mal, de ce qui nous fait souffrir, sans que nous soyons jamais parfaitement certains de le pouvoir, et même peut-être à l’inverse, puisque nous savons pertinemment que nous ne saurons contrôler les événements qui nous arrivent. Toutefois cette définition du bonheur peut aussi sembler assez désespérante. La conscience de l’homme a pour propriété de lui faire apercevoir ce qui lui manque, de le confronter sans cesse au désir d’un mieux. Dès lors, même dans le cas où il ne souffrirait pas, l’homme semble paradoxalement aspirer à un bonheur qui ne résiderait pas seulement dans l’absence de souffrance mais dans l’espoir d’un meilleur. Comment alors être heureux ? Qu’est-il donné à l’homme d’espérer ?
Nous nous attacherons d’abord à montrer que le bonheur semble ne pas être un idéal au sens d’une projection de l’esprit, mais plutôt une réalisation concrète et pragmatique consistant en une absence de souffrance. Mais nous tenterons ensuite de montrer que cette condition n’est pas suffisante, tant le désir de choses meilleures paraît lui-même nécessaire au fait d’être heureux : un homme est en ce sens un être dont la conscience le pousse irrémédiablement à se forger des idéaux. Dès lors, nous nous demanderons si le bonheur ne procède pas paradoxalement et de façon masochiste du fait de ne jamais nous satisfaire de ce que nous avons, ce qui semble dessiner la figure d’un idéal négatif faisant de la privation le sens même de la vie.
[...]Dans la Lettre à Ménécée, Épicure explique tout d’abord que l’homme ne peut nier la présence de son corps et dépend en ce sens des besoins que ce dernier peut ressentir. Il faut donc peut-être considérer que le bonheur consiste à contrôler les besoins du corps en l’éduquant, et lui apprenant à profiter de ce qui peut le contenter sans excès.
Le bonheur dépend donc d’une forme de contrôle de l’âme sur le corps : celui qui est heureux est celui dont l’âme ne désire pas plus qu’elle n’a, c’est-à-dire ce qu’il est impossible de nier dans les besoins du corps. Épicure professe donc un choix des plaisirs les plus nobles et les plus atteignables, en supposant qu’il est possible de réduire la dépendance à l’égard d’un monde extérieur gouverné par la fortune.
Nous pouvons donc défendre l’idée que le bonheur est un idéal, au sens où il dépend des idées de l’âme, et de la façon dont les représentations mentales permettent à l’homme de ne pas être un simple animal gouverné par l’immédiateté de ses sensations. Cet idéal est toutefois pragmatique, et donc ne correspond pas à la projection fantasmée d’une image de soi, mais plutôt au fait de se contenter de ce que l’on est et de son présent, au sens où Pascal peut l’affirmer en dénonçant la propension humaine à vivre dans le passé ou dans l’avenir.
Les limites d’une théorie épicurienne du bonheur apparaissent inlassablement au cours de la vie : le corps comme l’esprit sont en effet sollicités sans cesse en étant confrontés au monde extérieur, et il serait vraisemblablement utopique de croire que l’homme peut se cantonner à un idéal purement raisonnable et pragmatique. C’est le principe même du désir dont Freud nous montre l’impossibilité de le maîtriser consciemment, et la violence des pulsions est telle qu’il apparaît impossible de nier le fait que le contrôle de l’esprit sur le corps est toujours déjà dépassé par ces sollicitations en grande partie inconscientes.
Consciemment ou inconsciemment, l’homme a donc pour caractéristique essentielle de ne jamais se contenter de la représentation qu’il a de lui-même, pour toujours chercher à être mieux. Il faut ainsi considérer le désir comme le principe même de notre comportement, et voir le bonheur comme une exigence concrète et « violente » qui pousse l’homme dans la passion et la recherche du plaisir.
Il est en ce sens assez naturel et fatal, comme le remarque Schopenhauer, que l’homme ne puisse que constater sa déception constante, puisque le désir qu’il recherche le pousse toujours à rechercher plus qu’il n’a, et à constater sa frustration de ce qu’il n’a pas, sans pouvoir réellement profiter de ce qu’il a, puisqu’il ne réalise ce qu’il a que lorsqu’il le perd et se remet à le désirer.
L’analyse de Schopenhauer met en évidence le déséquilibre entre les moments de manque et les moments de contentements, mais son analyse ne doit pas nécessairement conduire au pessimisme le plus fort qu’il retire lui-même de ce constat. On peut en effet considérer que c’est de l’oscillation entre le plaisir et la frustration que vient le bonheur.
Selon ce principe d’oscillation, il devient évident que le bonheur n’est pas ni l’absence de souffrance, ni la jouissance d’une chose, mais l’attente de la satisfaction, ce qui revient à dire que le bonheur vit de la souffrance provisoire du désir inachevé qui fait de nous les esclaves de nos représentations et nous empêche de nous contenter de notre être. Nous ne pouvons ainsi qu’être en accord avec Freud qui considère que la souffrance fait partie du bonheur.
Le bonheur est donc paradoxalement un idéal dont le moteur est la souffrance durable du moi qui passe d’un désir à un autre, d’une satisfaction éphémère à une autre. Il ne faut donc pas voir la contradiction entre le principe de plaisir et les règles de la société comme la source d’une déstabilisation du moi, mais au contraire comme le fonctionnement sain d’un moi qui ne se constitue que dans le jeu des oscillations de son désir conscient et inconscient.
Nous pouvons donc, en conclusion, réfuter en partie la formulation même du sujet : il est faux de considérer que le bonheur ne serait « qu’un » idéal, puisque cela présuppose que le bonheur est réduit lorsqu’il est un idéal. Il faut plutôt insister sur le fait que le bonheur, comme idéal, est un horizon à la faveur duquel les représentations du contentement à venir fonctionnent comme des incitations à renouveler son désir, incitations dont le manque et la souffrance sont paradoxalement des sources de vie et de contentement.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Rousseau, dans La nouvelle Héloïse, considère que l’homme doit préférer vivre dans « le pays des chimères » de ses désirs inassouvis, parce que seules ces chimères sollicitent son imagination et lui donnent le moyen d’embellir la réalité.