La vie en société menace-t-elle notre liberté ?

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L'analyse du professeur


Madame Bovary est restée célèbre au moins à deux titres. D’une part, elle est devenue le modèle de celle qui a fait la dure épreuve de briser ses rêves romantiques et exaltés contre l’obstacle des conventions sociales. D’autre part, Flaubert lui-même a pu faire l’expérience judiciaire de voir son livre condamné pour immoralité par le procureur Pinard. Ces deux épisodes semblent à cet égard désigner le fait que la vie en société est normée par des lois politiques comme morales, ou tout au moins des conventions, qui entravent fortement la façon dont chacun peut se représenter sa liberté et prendre des décisions et faire des choix personnels.

Se pose ainsi la question de savoir si la vie en société menace la liberté, c’est-à-dire de comprendre de quelle manière la présence des autres dans un même espace politique, culturel ou économique peut jouer comme une présence aliénante et limiter les pensées et les actes d’un individu et la façon dont il pourrait par lui-même en venir à faire des choix qui lui sont propres, indépendamment des autres. Cet éclairage du sujet semble ainsi mettre en relief une opposition radicale entre ce qu’est un individu par lui-même et ce que sont les autres. Pourtant, une telle opposition est loin d’être évidente. S’il est vrai, comme l’affirmait déjà Aristote au berceau de notre civilisation, que l’homme est un animal politique, c’est-à-dire un être qui n’est humain que parce qu’il vit en société et dépend de la façon dont cette société lui permet de se développer, est-il certain que les choix des individus puissent à ce point être pensés comme indépendants de toute société et de tout rapport à l’autre ? Ne faudrait-il pas au contraire considérer que la liberté ne peut se penser qu’en société, à l’inverse d’une vie à l’état de nature qui ne serait qu’aliénation à des besoins primaires ? Se pose ainsi la question paradoxale de la nature humaine : peut-elle se concevoir comme humaine et libre indépendamment d’une société ?

Nous chercherons ainsi tout d’abord à montrer qu’il semble absurde de penser l’homme sans société (I). Nous en viendrons toutefois à constater qu’un certain développement de l’humanité et de la société peut produire la conscience d’une forme d’indépendance de l’homme à l’égard de toute société, et donc opposer société et liberté (II). Dès lors, loin de contester cette conscience seconde de l’homme, nous en viendrons à montrer que la tâche d’une philosophie pratique est de penser à nouveau frais le rapport entre société et liberté (III).

[...]

Plan proposé

I. L’homme est un animal politique.

a.

L’homme ne peut survivre sans les autres. La vie dans une nature non modifiée assigne en effet l’homme à un ensemble de contraintes qui manifestent sa fragilité et l’obligent à s’allier avec les autres pour pouvoir satisfaire ses besoins premiers. Aristote, dans Les politiques, a ainsi pu défendre le fait que la société était un cadre nécessaire de développement de la vie humaine, notamment et d’abord en protégeant cette vie contre les menaces de la nature.

b.

La liberté n’a de sens qu’en raison de la société. Si être libre signifie pouvoir faire des choix, de tels choix ne peuvent avoir un sens que lorsque l’homme peut garantir des possibilités d’actions alternatives, c’est-à-dire posséder les moyens et le luxe de voir ses choix réussir. Seule la société, notamment au plan technique et économique, offre ainsi un cadre de sécurité suffisant pour qu’existent de tels choix. C’est la raison pour laquelle Aristote identifie plus précisément l’homme à un animal politique, c’est-à-dire à un être qui peut distinguer ce qui est utile ou nuisible ou encore juste ou injuste.

c.

La liberté individuelle n’existe qu’en fonction de tels choix. Au-delà de la garantie de moyens techniques et économiques, voire politiques et juridiques de développement, il semble que l’individu ne peut avoir conscience et connaissance de choix qui lui conviendraient qu’à la condition d’atteindre un développement de sa culture et de son intelligence suffisants pour concevoir des choix et savoir si ces choix lui conviennent. Là encore, la société est essentielle pour l’homme puisse en venir à faire des choix libres et conscients : c’est ce que montre Kant lorsqu’il considère que l’homme ne peut agir librement qu’à la condition d’être s’affranchir de ce qui l’aliène et d’ « oser savoir », dans Qu’est-ce que les Lumières ?

II. L’homme est un individu libre.

a.

L’incertitude des choix. Il semble cependant qu’une fois atteinte une conscience et une connaissance suffisantes, la vie humaine se trouve confrontée à des possibilités d’action encore frappées d’incertitude. L’homme est en effet un être fini, limité dans ses possibilités d’action et de réflexion, et cette incertitude fait qu’il est parfois difficile de trouver une solution unique et bonne permettant de trancher de façon définitive entre des choix possibles. C’est ce que Hobbes dans Le Léviathan va identifier à une liberté naturelle se muant en droit naturel à disposer de ce qui nous semble nécessaire à sa conservation.

b.

L’autre comme entrave. Il apparaît alors que l’affirmation de soi passe par l’affirmation d’un intérêt personnel qui rencontre notamment la limite de l’intérêt des autres. Il en résultat une forme de conflictualité sociale, conflictualité qui transforme la société en menace constante de « guerre du chacun contre chacun », puisque « l’homme est un loup pour l’homme » comme l’affirme Hobbes dans Le Léviathan.

c.

L’État comme autorité violente. Il apparaît en outre que si le seul moyen de sortir de ce conflit interindividuel propre à des sociétés se développant est de mettre en place un État autoritaire obligeant chaque individu à limiter sa liberté pour se conformer à des règles communes, la société civile (normée par des lois) se traduit nécessaire par un conflit entre les lois communes (qui empêchent la réalisation de l’intérêt individuel) et les choix personnels. Un tel conflit explique, selon Hobbes, que la liberté ne peut exister qu’en dehors des lois, dans ce que les lois n’interdisent pas.

III. La liberté doit être pensée comme autonomie

a.

La liberté et la conscience. Sortir de la conflictualité ainsi repérée suppose alors que l’individu soit capable de comprendre que ses choix ne peuvent exister qu’à la condition d’une société bien ordonnée et de la coopération entre les hommes. Il faudrait donc que chaque individu soit capable de dépasser son intérêt pour prendre conscience de ce qu’il doit à la société et au fait que c’est elle qui permet son existence. C’est une telle exigence que défend Rousseau dans Du contrat social lorsqu’il distingue l’illusion d’une liberté naturelle indépendante d’une liberté civile autonome.

b.

La liberté civile et la loi. Dès lors, la conscience de soi agit comme une conscience morale et politique, c’est-à-dire que l’homme doit en venir à considérer que la loi n’est que l’expression de ce qu’il partage comme être libre avec les autres. Rousseau identifie cette expression à celle de la « volonté générale » et considère ainsi que l’on peut « forcer l’homme à être libre » et que la seule liberté qui a un sens est la liberté civile définie par la loi.

c.

La permanence d’une menace. Il semble toutefois que la définition idéale d’une liberté civile reste un principe général qui n’est pas aisé à mettre en pratique au niveau de chaque individu. Autrement dit, l’autonomie de chaque citoyen (sa capacité à agir en raison de la conscience des lois) suppose un dépassement de l’intérêt individuel qui peut faire l’objet d’un débat social, d’un désaccord entre les membres de la même société. Dès lors, comme le montre Rousseau dans le livre III (Du contrat social), peut-être que la loi commune n’est pas évidente à établir et que les règles décidées ponctuellement agissent comme des guides perfectibles face auxquels l’homme libre sera toujours enclin à penser qu’ils constituent autant de menaces de sa liberté.

Conclusion.

La vie humaine reste irrémédiablement menacée par la société et ses règles, quel que soit le degré de conscience de soi et des autres que développe un individu. Il semble en effet que la finitude de la conscience individuelle et les incertitudes des règles sociales sont toujours dans des rapports de friction ou de tension qui rendent leur convergence problématique. Dès lors, la vie en société n’est pas par principe une menace pour la liberté, même si en pratique elle reste souvent perçue ainsi.