La vérité peut-elle avoir un nom ?

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L'analyse du professeur


"Je ne crois qu’en une seule chose, c’est que deux et deux font quatre". Cette célèbre sentence de Don Juan tend à affirmer qu’il serait possible de se servir de l’esprit avec méthode pour atteindre une vérité indubitable. Loin des croyances, des intuitions ou des sentiments, la vérité serait une construction rationnelle et objective, qui trie les faits perçus pour construire une connaissance qui échappe à la subjectivité de celui qui pense. Pourtant, une telle vérité n’est pas partagée par les opposants à Don Juan, dont le sort (la mort) n’est pas seulement scellé par son comportement immoral puisqu’il paie autant son libertinage intellectuel que moral, qu’il est autant victime de braver la vérité des croyants que les normes morales de son époque.

La question se pose donc de savoir dans quelle mesure la vérité pourrait être nécessairement objective, c’est-à-dire pourrait être atteinte avec une méthode qui ne laisse plus de contingence, d’hésitation entre ce qui est et ce qui n’est pas. Le sujet « la vérité peut-elle avoir un nom » est une façon de poser cette question. Se demander en effet s’il est possible de désigner l’adéquation entre ce que l’on pense et ce qui est revient à s’interroger sur l’éventualité de trouver des mots pour formuler une telle adéquation. Si la langue est en effet commune, elle se fonde sur un partage, sur la posibilité de donner du sens, de référer le code à des choses. Autrement dit, qu’est-ce qui donne à la vérité sons sens ? Le vrai est-il l’adéquation d’un discours au réel ? Peut-il y avoir d’autre référence du sens que le réel ? La vérité n’est-elle qu’un partage culturel, subjectif, intersubjectif, sans rapport avec le réel ? le fait de soumettre son esprit à des procédures rationnelles qui permettent d’analyser les situations garantit-il une connaissance infaillible qui fasse en sorte que la chose à connaître corresponde à l’idée que l’esprit s’en fait sans que l’esprit n’y insère une quelconque part de soi ? Le problème ici posé est celui de la capacité de l’esprit, c’est-à-dire celui de savoir dans quelle mesure l’esprit est fait pour penser le réel et a les capacités d’élucider ce qui lui vient de l’extérieur et constitue son objet de pensée.

Nous chercherons tout d’abord à montrer que la méthode garantit seule la vérité puisque l’esprit parvient ainsi à soumettre le réel à sa norme (I). Nous mettrons ensuite en question cette certitude de vérité en montrant que l’esprit est toujours limité dans son appréhension des choses et postule des choses qu’il ne peut véritablement connaître (II). Ce constat nous conduira enfin à penser que la méthode purement rationnelle est une illusion, ce qui nous poussera à nous interroger sur les possibilités de garantir la méthode elle-même pour accéder au vrai (III).

[...]

Plan proposé

I.

Nous pouvons partir du fait que pour connaître les choses, nous sommes obligés de les traduire sous la forme d’idées et de mots, comme le montre Locke dans les Essais sur l’entendement humain. L’objectivité serait donc le résultat d’une perception évidente des choses, que l’esprit parvient à élucider sans aucune hésitation (a). Ce mécanisme conduit alors à remarquer que l’esprit possède des moyens d’analyse qui ne lui viennent pas des choses mais de sa propre constitution : il possède une méthode de jugement. L’objectivité serait en ce sens moins la dépendance à l’égard de l’expérience qu’une construction objectivant cette expérience au moyen des méthodes de la raison (b). Cette nuance importante nous pousse alors à reconnaître le primat de l’esprit sur les choses, c’est-à-dire avec les Méditations métaphysiques de Descartes, le pouvoir absolu de la méthode de l’esprit qui débrouille les erreurs de la perception sensible des choses et impose les normes du vrai en faisant correspondre les choses aux idées qu’il s’en fait. L’objectivité serait nécessaire parce qu’elle serait le fruit d’une subjectivité nécessairement objective (c).

II.

Malheureusement, il peut arriver que la vérité que nous pensions infaillible soit mis en contradiction par l’expérience nouvelle que nous faisons des choses, comme lorsque les hommes se sont aperçus avec Copernic puis Galilée que la terre n’était pas au centre de l’univers et tournait. Que penser alors de ce qui apparaissait comme nécessaire, mais devient d’un coup terriblement contingent ? (a). Il semble que la vérité ne puisse ainsi se revendiquer de la nécessité d’une méthode rationnelle, comme le montre Hume, dans L’enquête sur l’entendement humain en constatant que la méthode se constitue de façon expérimentale et reste largement hypothétique et habituelle. Les mots de la vérité sont donc moins ceux du réel que ceux de mon interprétation contextuelle de ce réel (b). En ce sens, peut-être que la méthode n’est qu’une gentille illusion de l’esprit qui se croit capable alors qu’il ne fait que construire fausses vérités pour se rassurer, comme l’analyse Nietzsche en montrant que la méthode est un préjugé moral de la conscience (dans le Gai savoir). Il n’y aurait donc pas d’objectivité et pas de subjectivité objective, mais simplement une subjectivité confrontée sans cesse aux limites de sa finitude et à la croyance illusoire qu’il peut la dépasser. En ce sens, la vérité ne serait qu’un langage privé, qui aurait la prétention indue à être partagé et objectif (c).

III.

Il est alors question de savoir si nous sommes toujours impuissant à connaître les choses, ce qui conduirait à dire que la méthode reste vaine et que nulle vérité n’est accessible à un homme dont l’esprit est toujours perdu, sans repères ni principes, ce qui condamnerait au scepticisme de Pyrrhon (a). Peut-être ne faut-il pas aller aussi loin et peut-on relativiser la méthode sans la rejeter, comme essaie de le faire Kant dans La critique de la raison pure, en montrant que nous pouvons trouver une cohérence à notre expérience du monde, sans pour autant pouvoir dire que nous maîtrisons parfaitement le vrai absolu. L’objectivité deviendrait ainsi un idéal impossible à atteindre, mais nécessaire à postuler par-delà la finitude (b). Cela nous conduit ainsi à penser que la méthode ne conduit qu’à un vrai qui est relatif à l’ensemble des hommes, inscrit dans une forme de nécessité humaine. Autrement dit, la méthode garantit une vérité qui n’est pas la connaissance infaillible des choses, mais un système de repères que l’esprit projette sur les choses et qu’il est amené à réviser et perfectionner en fonction de ses nouvelles expériences, ce que signifie la notion d’idéal régulateur de la connaissance chez Kant. Il faudrait alors reconnaître qu’il peut y avoir une part de vérité dans les discours de croyances s’éloignant des phénomènes sensibles, puisqu’ils sont eux-mêmes partagés par des groupes qui s’entendent sur le sens des mots (c).