La conscience de soi peut-elle rendre l’homme malheureux ?

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L'analyse du professeur


Dans Les confessions, Rousseau explique qu’il se souvient de certains épisodes traumatiques de son enfance qui ont fait naître en lui le sentiment de l’injustice. Cette narration que l’on retient souvent sont le nom du « ruban volé » ou du « peigne cassé » est le récit d’une prise de conscience de soi lors de laquelle le jeune Rousseau réalise que le monde ne correspond pas nécessairement à ses désirs, et que tout action implique une responsabilité et une confrontation à une altérité qui ne se plie pas nécessairement à ses désirs.

Cet exemple paraît nous instruire sur le fait que la conscience de soi peut rendre l’homme malheureux. Ce constat paraît cependant paradoxal. Si nous définissons en effet la conscience comme con-science, nous devons comprendre la conscience comme le fait d’avoir une connaissance, un savoir, et la conscience de soi comme l’opération par laquelle un homme prend connaissance de lui-même ? Cette connaissance semble alors correspondre à une meilleure capacité à se comprendre, et il n’apparaît pas évident que cette compréhension ait immédiatement pour conséquence un sentiment de douleur et de tristesse, puisque la compréhension est en général plutôt conçue comme un auxiliaire important de la vie et de l’action, permettant à l’homme d’être mieux préparé face aux évènements qui peuvent lui arriver. N’est-il en ce sens pas paradoxal de présenter la connaissance comme un malheur alors même que la connaissance semble distinguer l’homme de l’animal et faire de lui un être plus intelligent et mieux à même d’agir en connaissance de cause ?

Nous essaierons ainsi de montrer tout d’abord que la conscience de soi est un atout qui permet à l’homme de viser un bonheur auquel il n’aurait pas accès s’il ne la possédait pas. Néanmoins, nous constaterons ensuite que cette visée du bonheur repose sur des incertitudes et peut entraîner des frustrations qui font que l’homme peut souffrir de cette disjonction entre ce qu’il pense et ce qu’il vit. Nous tenterons alors enfin de dépasser cette opposition entre bonheur et malheur pour montrer que la conscience de soi ne peut rendre l’homme heureux qu’à la condition qu’il refuse de considérer la conscience de soi comme une vérité indubitable.

[...]

Plan proposé

Partie 1 : la conscience de soi comme fondement d’un mieux être.

a)

La conscience de soi est une connaissance de soi. Il s’agit ici de partir de l’évidence qui est celle de la proximité à soi-même. Tout homme en effet se sent et se comprend, c’est-à-dire qu’il forme sa conscience à partir de la perception de soi (comme le montre Locke, dans son livre Essai sur l’entendement humain. Il peut donc ainsi se comprendre dans un monde extérieur.

b)

Cette conscience de soi n’est pas seulement une maîtrise intellectuelle du monde qui l’entoure, mais il s’agit également d’une maîtrise réelle et concrète, puisque la connaissance pertinente du monde extérieur favorise une action prudente, au sens où l’entend Aristote dans l’Éthique à Nicomaque.

c)

La conséquence de cette maîtrise intellectuelle et réelle, théorique et pratique, est le fait que l’homme peut définir avec une certitude croissante son action de façon à atteindre ce qu’il se représente et ressent comme bon pour lui. Si le bonheur est l’atteinte d’une satisfaction durable, il est évident que la conscience de soi permet de minimiser les risques du malheur.

Partie 2 : Les errements de la conscience de soi et le risque du malheur.

a)

La conception de la conscience de soi comme pouvoir de connaissance au service de l’action reste toutefois une conception quelque peu optimiste de l’adéquation entre la conscience et le monde. Il arrive en effet fréquemment que la connaissance du monde extérieur soit en grande partie factice et hypothétique, comme le révèle les erreurs qu’ont pu faire un certain nombre de penseurs, erreurs que signale par exemple Descartes au seuil de sa démarche du doute méthodique en souhaitant mettre en doute tout ce qui par le passé l’a trompé (Discours de la méthode).

b)

Le résultat de cette mise en doute de la capacité à rationaliser et comprendre le monde est le fait que l’homme n’agit que de façon approximative, voir de façon franchement fausse, en croyant maîtriser ce qui lui est donné extérieurement. C’est une telle attitude de dénonce Platon, dans l’allégorie de la caverne (République), allégorie qui met en lumière la fragilité d’une conscience de soi qui se heurte à des choses extérieures souvent inatteignables ou impensables.

c)

L’erreur dans la compréhension et l’erreur dans l’action sont donc deux signes que la conscience de soi s’expose à des difficultés qu’elle ne paraît pas pouvoir surmonter par elle-même. Autrement dit, croire que le bonheur de l’homme vient de la conscience de soi revient à donner un crédit aux « enfantillages » de la conscience, au sens où Nietzsche considère, dans La généalogie de la morale, que de tels enfantillages sont le symptôme d’une volonté morale de se rassurer en projetant les fantasmes de la raison sur un monde qui en réalité n’y correspond jamais.

Partie 3 : Se méfier et se servir de la conscience de soi.

a)

Les difficultés de la conscience de soi sont, comme nous avons essayé de le montrer, essentiellement liées à la certitude que l’homme cherche à accorder aux enseignements de cette conscience. Néanmoins, en comprenant qu’une telle certitude est trompeuse, l’homme peut tout aussi bien trouver son bonheur dans le fait de cantonner la visée de son bonheur à des choses qui ne dépendent que de ce que la conscience peut réellement atteindre ou penser. C’est ce que vise Épictète, dans son Manuel, lorsqu’il distingue ce qui dépend de l’homme de ce qui n’en dépend pas.

b)

En outre, si l’homme apprend à se méfier de sa conscience, il peut ainsi se doter d’outils pour lutter contre les faux semblants de sa conscience, c’est-à-dire trouver le moyen de maîtriser ce qui handicape cette conscience. C’est ce qu’enseigne Freud lorsqu’il formule l’hypothèse de l’inconscient et défend la vertu thérapeutique de cette hypothèse, telle qu’elle serait à même de prévenir la conscience de soi du fait qu’elle n’est pas parfaitement maîtresse du moi.

c)

Dès lors, l’enseignement paradoxal de la conscience de soi est qu’elle ne suffit pas à rendre l’homme heureux, parce qu’elle lui apprend qu’il ne peut totalement se fier à elle, mais qu’elle lui permet de réduire les risques du malheur en lui enseignant de quelle manière se comporter au mieux pour éviter les désillusions de la conscience.

Conclusion

Nous pouvons donc, à l’issue de cette analyse, considérer que la conscience de soi ne rend l’homme malheureux que si ce dernier se trompe sur la nature de cette conscience et lui donne tout pouvoir sur lui-même et sur la possibilité d’atteindre le bonheur. Néanmoins, un bonheur semble inenvisageable en se dispensant de toute conscience de soi, puisque c’est uniquement de cette manière que l’homme pourra réduire les risques du malheur.