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La célèbre anecdote des raisins de Zeuxis conte la relation tumultueuse entre l’artiste et la réalité. Si l’artiste se donne comme objectif de faire plus vrai que la réalité elle-même et parvient ainsi à tromper les oiseaux qui viennent picorer son tableau, le fait qu’il se trouve lui-même abusé par le talent de Parrhasios (il ne réalise pas que le rideau qu’a peint ce dernier est un trompe l’œil et pense qu’un tableau se cache derrière) semble montrer de façon profondément ambivalente que la réalité dépend d’une représentation humaine. On pourrait ainsi se demander si finalement la réalité n’est pas l’illusion peinte ? Le plus important n’est-il pas ce que l’on croit voir, ce qui nous donne justement l’impression du réel ? Fallait-il que Zeuxis avoue que la réalité n’est pas un rideau ? L’art n’a-t-il pas révélé une vérité, qui est celle du rideau, que la réalité n’infirme que de façon anecdotique, dans la mesure justement où l’important serait toujours ce que l’homme voit, ce qu’il se représente et qu’il tient justement pour la réalité ?
Se demander ainsi pour quoi l’art est le lieu de la vérité revient à réfléchir à la façon dont l’art révèle la particularité de notre représentation du réel (en tant qu’homme), qui dépend à la fois de la façon dont nous le percevons et dont nous accordons une valeur à l’idée que nous nous en faisons. Autrement dit, si nous définissons l’art comme la production d’une œuvre à vocation esthétique et la vérité comme l’adéquation entre notre représentation d’une chose et l’effectivité de cette chose, la question qui se trouve posée est celle de savoir si le lieu de l’œuvre, son topos, son incarnation comme œuvre, fait exister le problème de la vérification tel qu’il se pose en propre pour l’homme. L’œuvre d’art est-elle en ce sens un moyen privilégié de comprendre le rapport de vérité que nous entretenons avec la réalité ? Le paradoxe qui sous-tend ce questionnement est celui selon lequel une œuvre d’art est par principe une création illusoire, un « miroir que l’on promène le long d’un chemin » selon la célèbre image désignant le roman pour Stendhal, qui donc avoue d’emblée qu’il ne peut être que mensonge, mais qui en même temps par son mensonge semble posséder un pouvoir de vérité. La question qui se pose alors est celle de savoir si ce pouvoir de vérité a seulement de la valeur pour l’homme ou si, plus largement, il désigne l’ambivalence du réel en lui-même, dans sa nature profonde (comme semble d’ailleurs le révéler la tromperie des oiseaux de Zeuxis)
Nous chercherons en ce sens tout d’abord à montrer que l’art ne semble par définition pas pouvoir être un lieu de vérité pour quiconque tant il procède d’une construction d’illusions. Nous en viendrons toutefois à montrer que l’illusion dont il procède renvoie nécessairement celui qui le contemple à une interrogation fondamentale sur le sens de ce qui peut être vrai : l’art apparaît à cet égard comme un défi indirect de vérité pour l’homme. Enfin, en creusant cette dialectique de l’illusion et de la vérité, nous parviendrons à comprendre que l’art révèle plus profondément l’instabilité du réel et la façon dont l’homme y a un accès éminent : l’art serait en ce sens peut-être un lieu de vérité pour le réel en lui-même.
[...]Nous pouvons tout d’abord considérer que l’art est un acte de création qui impose à la réalité la vision d’un artiste et de son imaginaire. L’art serait ainsi non ce qui vient du réel, mais ce qui vient de l’artiste. Il faudrait en ce sens reconnaître avec Platon dans la République que l’art ne peut être le lieu de la vérité parce qu’il trahit l’origine de l’intelligible en s’enfermant dans le sensible. C’est la raison pour laquelle les artistes ne peuvent être admis dans la cité : ils sont considérés comme des fauteurs de troubles, c’est-à-dire des producteurs d’illusions qui interdisent l’accès à la connaissance vraie.
Plus profondément, nous pouvons analyser l’art comme une fuite hors de la réalité et un refus de la vérité. Lorsque Nerval choisi de « franchir ces portes de corne ou d’ivoire que le séparent du monde réel » (premières lignes d’Aurélia), il assume la fonction d’évasion de l’art face à une réalité dont il ne peut supporter l’existence. À la recherche de l’être aimé et disparu dans la réalité se substitue une image fantasmée du réel qui produit un monde de fantasmes dans lequel se réfugie l’écrivain.
Néanmoins, on peut constater que la vérité subjective ainsi construite ne peut soutenir la comparaison avec le réel et parvenir à le remplacer. Des Esseintes dans À rebours de Huysmans tente ainsi de sertir sa tortue et de cacher sa réalité animale derrière une entreprise esthétique dont elle ne ressortira pas vivante, écrasée par le poids de ce travestissement. Dès lors, la réalité oblige l’esprit à dévaluer sa vérité au profit de la seule vérité qui ait droit à l’existence : la vérité qui se situe dans l’objectivé du réel perçu.
Il semble toutefois que l’art a le mérite d’interpeler celui qui se trouve confronté à son illusion. Des Esseintes finit par appeler un médecin afin de trouver un cure adaptée à son trouble. De même, Kant construit une théorie du jugement esthétique qui explique la manifestation du beau ne peut se contenter d’une signification purement subjective. Tout au contraire, dans sa Critique de la faculté de juger, Kant en vient à penser que « le beau plaît universellement sans concept », c’est-à-dire qu’il nous montre que la vérité se situe dans une chose qui échappe à l’emprise de nos concepts et nous enjoint à sans cesse repenser notre rapport au réel.
Dès lors, l’art entretient un rapport indirect à la vérité parce qu’il montre que si la vérité ne peut pas se situer dans le travail solitaire de l’imagination, elle oblige l’homme à confronter ses représentations à l’effectivité du réel. Nous pourrions à cet égard peut-être considérer, avec Hegel, que « l’œuvre d’art est la manifestation sensible de l’idée » (Esthétique), c’est-à-dire que la mise en œuvre de l’idée pâtit de sa matérialité (et donc de l’illusion du sensible), mais suscite le travail de l’esprit et le pousse à rechercher une interprétation plus haute du vrai.
Toutefois, cette ambivalence du rapport de l’art à la vérité en fait un lieu fatal, où la vérité ne peut que déserter l’œuvre. Hegel voit ainsi l’art comme un type de représentation voué à s’éteindre, à périr de son incapacité à penser le réel dans son effectivité. L’art ne peut donc qu’être un lieu de mensonge et ce non seulement pour l’homme (dans la dimension du « pour soi ») mais en lui-même (dans la dimension de « l’en soi »), malgré le fait qu’il peut temporairement incarner une forme d’élévation de l’esprit (néanmoins vouée à s’abolir d’elle-même, en raison de sa matérialité).
Cependant, il semble que vouloir réduire l’art à une interprétation en puissance rationnelle du réel ignore le sens de sa manifestation. Lorsque qu’un homme contemple une œuvre d’art, il paraît absorbé par une forme contingente du réel. Le portrait que produit Warhol de Marylin n’a pas d’intérêt premier dans la représentation qu’il donne de l’icône. Il est saisissant parce qu’il démultiplie l’image et la dépolarise selon des dégradés de couleur qui lui donne une particularité, une intimité. L’art a une valeur subjective pour celui qui le perçoit.
Cette relation singulière n’est en ce sens pas une contemplation spirituelle ou intellectuelle : il se joue plutôt une relation personnelle qui renvoie le spectateur à sa propre réflexion, à son intuition du réel. L’art manifeste une perception originale et même originelle du réel, puisqu’il restitue au sujet la singularité de sa perception. L’art est en ce sens un lieu de vérité, mais à la condition de ne pas définir la vérité comme une norme logique et universelle. Il y a « lieu » de vérité puisque l’œuvre d’art est un évènement, au sens où le décrit Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit, ouvrage dans lequel il assimile le geste artistique à une forme de perception originaire du réel.
Il résulte de cette relation singulière entre l’homme et l’œuvre que la fonction esthétique de l’art y trouve tout son sens. L’esthétique comme ressenti (aesthesis) a pour fonction de forcer à voir le réel, en l’offrant dans la gratuité de sa représentation. Lorsque Heidegger, dans L’origine de l’œuvre d’art, analyse la présence de l’œuvre d’art, il explique ainsi que la représentation esthétique est gratuite, dépouillée de l’utilité ou de la rationalité instrumentale des objets techniques. L’art a ainsi une fonction ontologique : il nous révèle que nous avons le pouvoir et le devoir de regarder la chose représentée pour elle-même, arrachée à son usage. L’art devient ainsi un lieu de vérité de l’Être, là où notre considération habituelle des étants occulte au contraire l’essence des choses au profit de leur fonction.