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Si les oiseaux venus picorer les raisins de Zeuxis avaient été doués de pensée, ils auraient immédiatement protesté contre l’illusion du maître grec si talentueux qu’il avait réussi à peindre des raisins aussi ressemblant que les vrais. Même confrontés à la rugosité de la toile, les oiseaux ne se sont pourtant pas immédiatement arrêtés. Il semble, en effet, que la rivalité entre les raisins peints et les raisins réels est particulièrement complexe : peut-on dire que la peinture n’a aucune réalité ? Pourquoi les oiseaux ont-ils continué à picorer la toile, au point de la déchiqueter ?
En ce sens, la question « l’art doit-il nécessairement représenter la réalité ?» semble acquérir toute sa pertinence. Si l’art, comme mise en œuvre à finalité esthétique de l’idée d’un artiste dans l’espace d’un tableau a bien une existence matérielle (par cet objet qu’est l’œuvre), il semble qu’il ne peut s’agir d’une simple illusion, c’est-à-dire d’une simulation de réalité qui n’a aucune existence propre. L’œuvre d’art a une matérialité comme œuvre. Plus profondément, cette œuvre doit son existence à un artiste, qui fait partie de la réalité et qui crée son œuvre à partir de la réalité qu’il est. Certes, l’œuvre ne semble pas nécessairement exprimer la réalité que cet artiste partage avec tous, au point que bon nombre d’œuvres ne figurent rien de la réalité vécue par leur public. Pourtant, et c’est cela qui est gênant, ces œuvres semblent donner accès à l’idée de l’artiste, à son intention de signification et, donc, à la représentation qu’il se fait d’une réalité, au moins intérieure. Il y aurait donc un rapport dialectique de l’œuvre au réel, une forme de paradoxe de la représentation. Le problème que nous devrons affronter sera celui de savoir dans quelle mesure dépasser ce paradoxe selon lequel l’art a bien d’une part une existence propre et réelle en tant qu’œuvre matérielle et produit d’une représentation, mais d’autre part semble ne pas vraiment exister puisqu’il trompe sur son identité et ment sur la réalité.
Nous chercherons tout d’abord à montrer que l’art procède d’une illusion dans la mesure où il détourne la réalité et induit l’homme en erreur. Nous mettrons toutefois cette conception en question, en montrant que la réalité de l’œuvre d’art existe bien et que l’illusion artistique n’est qu’un effet pervers de notre jugement hâtif sur la nature de l’œuvre. En ce sens, nous chercherons à montrer que l’art est au contraire un moyen de révéler le réel, c’est-à-dire que loin d’être une illusion, il est le moyen de lutter contre toute illusion de réalité.
[...]Il semble en effet nécessairement procéder d’une illusion : il met en œuvre techniquement une représentation, qui certes copie de la réalité, mais une réalité qui est celle de l’œil de l’artiste, de son esprit et de sa volonté de signifier, comme le montre Aristote dans sa célèbre théorie de l’art comme « mimesis ». Ce dernier insiste en effet sur le langage propre à l’art, langage qui le rend radicalement différent du réel.
Il ne s’agit en ce sens pas simplement de s’en tirer en affirmant que l’art représente le réel. Cela pourrait en effet être hâtivement cru si l’on s’en tient à des œuvres qui sont effectivement figuratives. Néanmoins, même dans ce cas, il faut concéder qu’une œuvre d’art n’a pas pour enjeu de copie le réel. Elle le représente au sens où l’ont compris les impressionnistes, alors que la photographie était inventée : l’œuvre sublime le réel objectif au profit d’un regard subjectif qui éloigne du réel au point de penser que la représentation est en fait une représentation propre à l’esprit de l’artiste. Nous sommes d’ailleurs souvent bien en peine de rapprocher une œuvre de notre perception sensorielle habituelle.
C’est la raison pour laquelle Platon, dans la République, en vient à condamner les artistes et à les exclure de la cité. Pour lui, la matérialité de l’art et son renvoi au monde sensible ne font qu’enfermer le spectateur dans une opinion qui n’est pas la science du vrai, la connaissance intuitive. Pour représenter le réel, il faudrait tout au contraire selon lui ne se fier qu’à la contemplation intelligible, qu’à la connaissance pure et débarrassée de l’image des objets sensibles.
L’illusion que crée l’art semble plus complexe que nous avons tendance à l’affirmer ici. En effet, si nous nous trompons et que nous constatons que la représentation s’éloigne de la façon dont nous nous représentons le réel, c’est que nous accordons à la représentation produite dans l’œuvre une réalité particulière. L’œuvre semblerait ainsi être un messager d’une réalité que nous n’avons pas l’habitude de percevoir, la « représentation sensible d’une idée », ainsi que l’affirme Hegel dans son Esthétique.
Dès lors, dénoncer l’œuvre d’art parce qu’elle ne correspondrait pas à notre perception et à notre représentation de la réalité reviendrait à commettre un contresens fondamental au sujet de l’art. Il faudrait tout au contraire distinguer la réalité matérielle et spirituelle de l’œuvre de notre jugement de réalité : l’art n’est donc pas en lui-même une illusion, mais nous le croyons illusion à partir de notre perception et de nos conventions. L’art subvertit ainsi l’idée que nous nous faisons habituellement de la réalité : il est insolite au sens où l’avaient bien perçus les surréalistes lorsqu’ils poussèrent à l’excès dans leurs œuvres la transfiguration de la réalité comme le revendiquent par exemple les « montres molles » de Dali.
Dès lors, si l’art peut être la cause d’une illusion, il convient tout au contraire de reconnaître qu’il entretient nécessairement un rapport au réel, qu’il le représente nécessairement, mais selon une modalité subversive par rapport à nos attentes subjectives. Merleau-Ponty, dans L’œil et l’esprit, affirmait ainsi que l’art traverse l’artiste comme le spectateur pour l’interroger sur la façon dont il regarde la réalité. L’art se positionne au fondement de la représentation de la réalité pour offrir à son sujet un regard critique et distancié.
Cette analyse de la complexité de l’œuvre d’art conduit alors à penser que l’art, loin d’être une illusion, est une mise en garde contre notre propre perception des choses. L’art indique à notre perception sa fragilité, c’est-à-dire le fait que nous pouvons nous tromper dans nos jugements et qu’il faut prendre conscience de la finitude de ces jugements. C’est ce que tente de montrer Kant lorsqu’il affirme que le jugement esthétique est un jugement réfléchissant, un jugement qui ne parvient pas à se saisir de la chose.
Nous devons considérer l’art comme la mise en œuvre d’interprétations particulières du réel (celles des différents artistes), interprétations qui ont leurs intérêts particuliers (elles peuvent convenir au goût de tel ou tel), mais qui signifient en tant que domaine que la représentation exacte et parfaite du réel est une illusion dont l’esprit doit se déprendre. L’art a donc un sens éthique et introduit une dimension morale dans la représentation du réel.
En cela, l’art nous indique que nous devons toujours être vigilants dans notre façon de comprendre et de conceptualiser le réel : l’art nous enseigne la relativité des choses et la fragilité de leur existence. L’art est donc une révélation du réel : dans sa représentation éphémère et périssable, tout autant que dans le jugement impossible de l’œuvre, l’homme apprend à respecter le réel dans son identité insaisissable. C’est en tout cas à une telle fonction que Heidegger songeait lorsqu’il identifiait l’art à une origine, c’est-à-dire à une façon de questionner notre rapport à l’Être (Les origines de l’œuvre d’art).