Kant-Un commandement ordonnant à chacun...

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L'analyse du professeur


Lorsque Dom Juan considère que la morale dépend du calcul de son plaisir et qu’il n’y a de bien que ce qui le pousse à être heureux, il fonde son calcul hédoniste et eudémoniste sur l’idée que le bon et le bien correspondent chez tout individu et, ainsi, que les normes du comportement dépendent du fait que chacun agit en raison de son propre intérêt. Cependant, Elvire comme le pauvre sont des exemples typiques des conséquences discutables d’une telle morale, notamment parce que tous deux se trouvent raillés en raison de leurs valeurs morales et de ce qu’elles semblent les conduire à une forme de tristesse ou de renoncement à soi.

C’est la question qui se trouve abordée par le texte de Kant ici soumis à notre étude. Le philosophe des Lumières se pose en effet la question de savoir si les commandements moraux doivent incliner un homme à aller dans le sens de sa volonté et de ses désirs spontanés. Refusant l’affirmative, Kant défend au contraire la thèse selon laquelle la vertu dépend de commandements de la raison pratique qui jugent, comparent son propre comportement à une règle immuable et universelle qui ne dépend pas des appétences personnelles. Il semble en ce sens que la morale se situe alors dans une forme de paradoxe consistant à obliger à faire ce que l’on ne peut vouloir spontanément. Nous tenterons de comprendre comment ce paradoxe se structure en montrant tout d’abord que la morale est fondée sur les règles de la raison, règles qui sont en ce sens profondément différentes des inclinations spontanées de la volonté, pour leur part plutôt fondées sur le désir (l. 1 à 8). Nous en viendrons ensuite à saisir en quoi la conscience morale est une capacité d’évaluation ayant pour objet de juger de l’action et non de la justifier en fonction des sentiments personnels (l. 9 à 15).

[...]

Plan proposé

I. La moralité se fonde sur les règles de la raison.

" Un commandement ordonnant à chacun de chercher à se rendre heureux serait une sottise; car on n'ordonne jamais à quelqu'un ce qu'il veut déjà inévitablement de lui-même ".

La définition du commandement est par nature un ordre auquel doit se plier celui qui le reçoit. Cet ordre ne peut donc être déterminé par celui qui le reçoit, sans quoi il n’a pas de raison d’être. Son existence ne peut en effet se justifier que si ce qu’il a à formuler ne peut être fondé que sur d’autres motivations que celles qui inclinent celui qui agit. Or, il semble que tout être ait pour rapport premier à l’existence la perception sensible de cette existence (les sensations et les sentiments qui y sont immédiatement associés), c’est-à-dire une perception de soi qui vise à atteindre le plus grand quantum de satisfaction, fondé sur la maximisation des sensations heureuses (dénommées ainsi hédonisme, loi du plaisir, et eudémonisme, bonheur constitué par l’accumulation des plaisirs).

" Il ne faudrait que lui ordonner les lignes de conduite, ou plutôt les lui proposer, parce qu'il ne peut pas tout ce qu'il veut ".

Si les règles de comportement prescrites à un individu avaient pour finalité les bonheur, il ne faudrait ainsi par parler de « commandement », mais d’ordonner ou de proposer des lignes de conduites. En effet, cela signifierait que de telles règles ne servent qu’à définir le moyen le plus efficace d’atteindre une fin, à la différence de la réflexion du commandement moral qui, comme nous allons le voir dans la suite du texte, a pour objectif de juger d’une fin. La proposition des lignes de conduite consiste ainsi à chercher les moyens les plus adaptés à l’atteinte d’une fin, sans juger de la valeur de cette fin.

" Au contraire, ordonner la moralité sous le nom de devoir est tout à fait raisonnable, car tout le monde ne consent pas volontiers à obéir à ses préceptes, quand elle est en conflit avec des inclinations; et, quant aux mesures à prendre sur les façons dont on peut obéir à cette loi, on n'a pas à les enseigner ici, car ce qu'un homme veut à cet égard, il le peut aussi. "

Kant cherche ici à insister sur la différence entre la naissance d’un ordre ou d’un commandement moral, qui se fonde sur la raison, et l’émergence des inclinations, qui ne font que suivre la façon dont la volonté suit les dispositions spontanées de l’homme. Kant défend en effet ici le fait que le jugement moral dépend d’un travail de réflexion, d’une analyse de la raison qui évalue en elle-même un acte, et donc peut l’enseigner (c’est-à-dire le déconstruire, l’expliquer, le justifier par le moyen de ses idées et des règles de son jugement pratique). À l’inverse, lorsque la volonté suit une inclination spontanée, elle ne fait que réaliser les tendances qui existent spontanément, tendances fondées sur la perception immédiate de soi et la façon dont son corps ou son esprit réagit et se trouve déterminé par ce qui exerce sur soi une pression.

II. La force normative de la conscience morale

" Celui qui a perdu au jeu peut bien s'en vouloir à lui-même ainsi qu'en vouloir à son imprudence, mais, s'il a conscience d'avoir triché (encore qu'il ait ainsi gagné), il doit se mépriser lui-même nécessairement dès qu'il se compare avec la loi morale ".

L’exemple développé ici a pour enjeu de montrer que la loi morale se distingue par les scissions qu’elle peut créer en l’homme, notamment face aux tendances spontanées qui sont les siennes. Ce n’est pas tant que la loi morale ne peut aller dans le sens des tendances spontanées, mais c’est qu’elle n’existe comme moi morale et commandement que par cette différences face aux tendances spontanées. Ainsi, le tricheur peut avoir atteint la fin hédoniste de gagner (et donc de s’enrichir), mais il sait qu’il a commis un acte mauvais parce que son jugement moral (qui compare son acte à une règle) lui fait prendre conscience que ce qu’il a fait est contraire à son devoir (c’est-à-dire à ce qu’il aurait dû faire s’il s’était comporté de telle sorte que son acte puisse être adopté comme règle par toute personne dans sa position).

" Il faut donc bien que celle-ci soit autre chose que le principe du bonheur personnel, car être contraint de se dire soi même "Je suis un misérable, bien que j'aie rempli ma bourse", exige un autre critère de jugement que s'il s'agissait de s'approuver soi-même et de se dire : " Je suis un homme prudent, car j'ai enrichi ma caisse ""

Il convient donc de distinguer le principe personnel du bonheur du principe universel de la morale. Le premier est un principe intéressé ou utile, permettant de trouver le moyen le plus adapté à la fin posée (ce qui renvoie à une forme de prudence pragmatique, telle qu’ont pu l’analyser, bien que différemment Aristote ou Machiavel), sachant que cette fin est strictement personnelle, dépendante de la personne et de ce qu’elle est de façon particulière. Le second est un principe désintéressé ou gratuit, au sens où il s’agit de s’extraire de sa fin personnelle pour juger d’une fin non plus en fonction de soi, mais en fonction d’une règles qui pourrait être dictée à toute personne dans cette situation. Cette règle interdit en ce sens que la justification d’un acte soit particulière : un acte moral est universel et commande que tout comportement puisse être érigé en maxime universelle de l’action, c’est-à-dire puisse être adopté par toute personne indépendamment des raisons particulières. Les deux types de principes et de jugement sont donc possibles, mais le premier n’a pas de valeur au-delà de moi (et ne peut fonder une morale) alors que le second est comparable et transposable à tout autre (et peut donc fonder la morale de façon absolue ou impérative sur une règle de la raison que possède tout homme).

Conclusion

Ce texte de Kant a permis de montrer que l’homme est un être complexe, partagé entre des jugements pragmatiques et intéressés et des jugements moraux désintéressés. Loin de valider le principe d’une morale spontanée ou, à l’inverse, de proposer une morale pure fondée sur la conscience parfaite du devoir qui commanderait celui qui agit, il permet de concevoir le dilemme de celui qui se trouve confronté à deux exigences contradictoires. Il semble ainsi assez aisé de comprendre que le plaisir est un bien cruel maître (comme l’expérimente d’ailleurs Dom Juan) puisqu’il a pour lui de puiser sa force dans les inclinations spontanées de l’homme, inclinations qui n’exigent en ce sens de lui aucune force, si ce n’est peut-être celle de concevoir le meilleur moyen d’atteindre la fin qu’il trouve désirable (ce qui peut correspondre à l’impératif « hypothétique » théorisé par Kant dans Les fondements de la métaphysique des mœurs). À l’inverse, la morale peut sembler très démunie, parce qu’elle se doit de lutter contre ces inclinations en ayant pour seule force la conscience, le jugement, jugement d’autant plus fragile qu’il exige de sortir de soi pour comparer son action à celle de tout autre homme, indépendamment des motivations particulières de chacun. Cependant, il semble également que la loi morale a un privilège particulier parce qu’elle ne doit que compter sur soi et sur les règles de la raison, indépendamment de toute détermination et de tout contexte ou de toute extériorité qui pèserait sur la volonté.