Jean Bodin, les six livres de la République, 1576 (extrait)

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L'analyse du professeur


Machiavel, dans Le Prince, est reconnu pour avoir été l’inventeur de la science politique moderne, puisqu’il propose dans son traité la définition d’un art politique au regard duquel l’autorité traditionnelle du Roi ne suffit plus. Soucieux de comprendre comment se légitime une telle autorité, il est attentif aux aspects les plus personnels de l’exercice de son pouvoir, au point parfois d’oublier quelque peu les mécanismes juridiques qui lui permettront tout autant de justifier politiquement son pouvoir. Ce n’est pas le cas de Jean Bodin, dans Les six livres de la République, qui propose en 1576 une théorie de la souveraineté politique particulièrement novatrice, puisqu’elle contient en elle-même la dissociation entre fondement et personnalisation du pouvoir. Autrement dit, à ses yeux, le Prince est déjà un représentant d’un pouvoir qui ne lui appartient pas, mais dépend de la volonté générale ou de l’intérêt du peuple. Le texte ici soumis à notre étude porte témoignage d’une telle conception, et propose de montrer que le pouvoir du Prince n’est jamais un pouvoir absolu, bien que son exercice ne souffre pas vraiment de contradiction. Comment alors éviter l’arbitraire d’un pouvoir politique qu’aucune loi ne peut soumettre ? Nous chercherons à comprendre tout d’abord en quoi la souveraineté ne dépend pas du Prince, pour en venir à l’analyse du rapport entre entre la loi et lui, et enfin comprendre en quoi le Prince doit se montrer soucieux de sa réputation.

[...]

Plan proposé

Partie 1 : La souveraineté du politique.

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«  La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République (…) Il est ici besoin de former la définition de souveraineté, parce qu’il n’y a ni Jurisconsulte, ni philosophe politique, qui l’ait définie : il va de soi que c’est le point principal et le plus nécessaire d’être entendu au traité de la République (…) » En déclarant que la souveraineté n’a pas été définie avant lui, Bodin prononce une thèse très forte et polémique, en ignorant la construction d’une pensée du fondement politique telle qu’on la rattache habituellement par exemple à Aristote ou à Cicéron. Il convient donc de supposer que la définition de la souveraineté qu’il présente se veut originale dans son lien avec la République, en montrant que l’établissement d’un pouvoir commun n’est possible qu’à la condition de fonder un tel pouvoir sur une procédure le légitimant en droit.

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« J’ai dit que cette puissance est perpétuelle, parce qu’il se peut faire qu’on donne puissance absolue à un ou plusieurs à certain temps, lequel expiré, ils ne sont plus rien que sujets ; et tant qu’ils sont en puissance, ils ne peuvent appeler Princes souverains, vu qu’ils ne sont que dépositaires, et gardes de cette puissance, jusqu’à ce qu’il plaise au peuple ou au Prince de la révoquer, qui en demeure toujours saisi ; car tout ainsi que ceux qui accommodent autrui de leurs biens, en demeurent toujours seigneurs, et possesseurs, ainsi est-il de ceux-là qui donnent puissance, et autorité de juger, ou commander (…) » La condition de l’établissement d’un pouvoir souverain découlant logiquement de l’association entre souveraineté et République est immanquablement l’amovibilité de ceux qui détiennent le pouvoir. Autrement dit, le recours au principe de la souveraineté substitue à une conception classique de l’autorité (personnalisée) une conception nouvelle (désincarnée par le recours à une structure juridico-politique), substitution ayant pour fin de montrer que seule la mise en place d’un garde-fou contre la monopolisation du pouvoir peut être efficace pour établir un pouvoir de la chose publique.

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« Poursuivons maintenant l’autre partie de notre définition et disons que signifient ces mots PUISSANCE ABSOLUE. Car le peuple, ou ses seigneurs d’une République, peuvent donner purement et simplement la puissance souveraine et perpétuelle à quelqu’un, pour disposer des biens, des personnes et de tout l’état à son plaisir, et puis le laisser à qui il voudra, et tout ainsi que le propriétaire peut donner son bien purement et simplement, sans autre cause que de sa libéralité, qui est la vraie donation : et qui ne reçoit plus de conditions, étant une fois parfaite et accomplie : attendu que les autres donations, qui portent charges et conditions, ne sont pas vraies donations : aussi la souveraineté donnée à un Prince sous charges et conditions, n’est pas proprement souveraineté, n’y puissance absolue (…) » Il découle logiquement de ce qui précède que le transfert du pouvoir ne peut être total, dans la mesure où le pouvoir continue à appartenir au peuple, quand bien même il est exercé par un gouvernement monarchique ou aristocratique. Ce refus d’un transfert total ne dépend pas d’un choix ou d’une façon de voir les choses : il s’agit d’un interdit lui-même absolu, parce que contraire à la nature de la souveraineté républicaine, qui appartient au peuple, c’est-à-dire à l’ensemble des membres de la société en tant qu’ils expriment la volonté générale.

Partie 2 : Le Prince face aux lois.

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« Or il faut que ceux-là qui sont souverains, ne soient aucunement sujets aux commandements d’autrui et qu’ils puissent donner lois aux sujets et casser ou anéantir les lois inutiles, pour en faire d’autres : ce que ne peut faire celui qui est sujets aux lois ou à ceux qui ont commandement sur lui. C’est pourquoi la loi dit que le Prince est absout de la puissance des lois : et ce mot de loi, emporte aussi en latin le commandement de celui qui a la souveraineté. Aussi voyons nous qu’en tous édits et ordonnances, on y a ajoute cette clause. Nonobstant tous édits et ordonnances, auxquelles nous avons dérogé (…) soit que la loi fut publiée du même prince, ou de son prédécesseur. Car il est bien certain que les lois, ordonnances, lettres patentes, privilèges ou octrois des princes, n’ont aucune force que pendant leur vie, s’ils se sont ratifiés par consentement exprès (…) » Bodin aborde ici un autre aspect de sa théorie du pouvoir. Il affirme que celui qui détient le pouvoir de faire les lois ne peut y être soumis. La raison est ici logique : nous le retrouvons d’ailleurs aujourd’hui dans l’immunité présidentielle. Il s’agit de montrer que celui qui possède la décision ne peut souffrir de voir entravée son action par des lois qui la limiterait, justement parce que le souverain exige de celui qui en est le dépositaire qu’il puisse agir en son nom, c’est-à-dire créer le droit de façon absolue.

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« Si donc le Prince souverain, est exempt des lois de ses prédécesseurs, beaucoup moins serait-il tenu aux lois et ordonnances qu’il fait : car on peut bien recevoir loi d’autrui, mais il est impossible par nature de se donner loi, non plus que commander à soi-même chose qui dépende de sa volonté (…). Et tout ainsi que le Pape ne se lie jamais les mains, comme disent les canonistes, aussi le Prince souverain ne se peut lier les mains, quand bien même il [le] voudrait. » Par ailleurs, de façon moins fondamentale mais tout aussi importante d’un point de vue opérationnel, il est impossible que celui qui détient la décision se limite lui-même, dans la mesure où la possibilité de se limiter impliquerait la possibilité de se penser comme sujet, ce qui est justement contradictoire de la position du Prince. Le fondement ne peut donc être fondé.

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« Aussi voyons-nous à la fin des édits et des ordonnances ces mots : CAR TEL EST NOTRE PLAISIR, pour faire entendre, que les lois du Prince souverain, [bien] qu’elles fussent fondées en bonnes et vives raisons, néanmoins qu’elles ne dépendent que de sa pure et franche volonté. Mais quant aux lois divines et naturelles, tous les Princes de la terre y sont sujets, et [il] n’est pas en leur puissance d’y contrevenir, s’ils ne veulent être coupables de lèze majesté divine (…) » La clause que rajoute ici Bodin est une façon de répondre à l’objection selon laquelle la liberté du Prince devient dangereuse : il s’agit en effet de montrer que l’absence de soumission à la loi ne peut être dangereuse puisque le souverain est de fait soumis à la loi de Dieu. Autrement dit, pas de besoin de limiter formellement le pouvoir de celui qui détient la décision, ni d’accorder un quelconque droit à la résistance, puisque celui qui détient la décision est limité par nature par la présence d’un Dieu qui le détermine dans son être.

Partie 3 : Le souci de la réputation du Prince.

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« Quant aux lois qui concernent l’état du Royaume et de l’établissement de celui-ci, d’autant qu’elles sont annexées et unies avec la couronne, le Prince n’y peut déroger comme est la loi Salique (…) Mais quant aux coutumes générales et particulières qui ne concernent point l’établissement du Royaume, on n’a pas accoutumé d’y rien changer, sinon après avoir bien et dûment assemblé les trois états de France (…) non pas qu’il soit nécessaire de s’arrêter à leur avis, ou que le Roi ne puisse faire le contraire de ce qu’on demandera, si la raison naturelle et la justice de son vouloir lui assiste. » Le corollaire de la loi divine sont les lois qui se fondent sur les coutumes et rendent raison du fonctionnement habituel des sociétés. Ces lois sont en quelque sorte celles qui ont été établies par l’histoire et les mœurs, dont la force vient de la façon dont elles ont progressivement structuré les rapports sociaux. Ces lois ne sont pas absolues au même titre que les lois divines, dans la mesure où le Prince peut éventuellement les modifier, mais ces modifications ne peuvent intervenir qu’à la condition de poser un vrai problème. Ce n’est donc pas le bon plaisir du Prince qui peut choisir de les modifier, ce qui permet ainsi, comme dans le cas de la loi Salique, d’éviter que le Prince les modifient pour consolider son pouvoir égoïste.

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« Et en cela se connaît la grandeur et majesté d’un vrai Prince souverain, quand les états de tout le peuple sont assemblés présentant requête ; … sans avoir aucune puissance de rien commander ; … ainsi ce qui plaît au Roi consentir, ou dissentir, commander ou défendre est tenu pour loi… car si le Prince est souverain est sujet aux états il n’est ni Prince ni souverain : et la République n’est n’y Royaume ni Monarchie mais une Aristocratie… Le statut de ces lois est donc moins un garde-fou juridique (puisque les lois ne sont pas absolues) qu’une façon de juger de la réputation du Prince, et de sa gestion de son image et de l’opinion de son peuple. Le Prince se trouve donc dépendant en quelques manières de l’avis que se forgent les différents états, puisqu’il ne peut prendre sa décision sans ignorer ce que veulent ces états. S’il peut juridiquement ignorer leurs avis, il ne peut négliger l’importance d’un tel avis, puisque le contredire apparaîtra immanquablement comme un acte d’autorité.

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« Nous conclurons donc que la souveraineté du Monarque n’est en rien altérée ni diminuée pour la présence des états, mais au contraire sa majesté en est beaucoup plus grande et plus illustre, voyant tout son peuple le reconnaître pour souverain… ». De la réputation dépend donc la reconnaissance, c’est-à-dire l’image et la légitimité du Prince au regard de ses sujets. Le Prince qui ne tient pas compte d’une telle image est celui qui prend le risque de se voir accusé d’autoritarisme, d’injustice et de déni de souveraineté.