Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?

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L'analyse du professeur


La statue de Commandeur prévient à plusieurs reprises Don Juan de sa mort imminente. Pourtant, le libertin ne prend pas au sérieux cette menace : il s’en moque délibérément, persuadé que cette prédiction n’est pas une prévision réaliste. À ses yeux, la seule vérité est que « deux et deux font quatre », ce qui est une autre manière de dire que toute affirmation qui ne repose pas sur une preuve irréfutable que pourrait saisir l’esprit humain est un affirmation vaine et sans utilité pour cet esprit. Est-ce à dire que nous devons vivre comme si nous ne devions jamais mourir ? La conscience de la mort est inhérente à l’expérience de la vie, dans la mesure où nous en faisons sans cesse l’observation autour de nous. Le cycle des choses vivantes est toutefois ainsi fait que nous ne vivons cette expérience qu’indirectement, c’est-à-dire que nous sommes en mesure d’en comprendre le risque, d’en prévenir éventuellement une partie des causes, mais que nous ne sommes jamais dans une position telle que nous pourrions en maîtriser parfaitement les modalités. Cette incapacité apparaît d’ailleurs d’autant plus dommageable que la conscience de la possibilité de la mort correspond au risque le plus grand qu’encourre l’individu, à tel point qu’un paradoxe le tiraille sans cesse : faut-il qu’il fasse semblant d’ignorer sa propre mort, puisqu’il est incapable d’en prévoir exactement l’occurrence, alors même que tous ses projets y son conditionnés ? Le problème est donc ici de savoir jusqu’à quel point sa conscience de la possibilité de la mort est une condition qui limiterait la possibilité de profiter de la vie. Nous nous attacherons tout d’abord à montrer que la conscience de la mort accompagne nécessairement l’homme, et que le fait de refuser de la prendre en compte ne peut que le condamner à une innocence illusoire (I). Nous en viendrons toutefois à montrer que la prise en compte de la possibilité de la mort induit une vision tragique de l’existence qui ruine par principe la possibilité de jouir de l’instant présent (II). Nous chercherons alors à savoir dans quelle mesure il serait possible de dépasser une conscience tragique de la mort sans s’enfermer dans une innocence illusoire (III).

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Plan proposé

Partie 1

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La conscience de la mort est inhérente à la conscience que l’homme a de la vie. Il ne peut donc exister sans contradiction, en revendiquant à la fois son pouvoir de rationalisation de ses actes, et son refus de prendre la mesure de la fin possible de tout être vivant.

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La mort est donc plus qu’un simple fait possible parmi tant d’autres : elle est une condition première de tout raisonnement sur la vie, puisque le fait de pouvoir mourir implique la ruine de tout autre projet. Vivre comme si sa mort n’était pas imminente condamnerait l’homme à fermer les yeux sur la nature même de sa vie.

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En outre, pour un individu, la conscience de la possibilité de la mort n’est d’ailleurs ni simplement une conscience objective et abstraite, ni uniquement une conscience intime des conditions de sa propre vie. Elle accompagne sans cesse l’individu lorsque les êtres qu’il aime sont emportés au-delà de la vie, ou lorsqu’il compatit, plus généralement, au sort funeste des inconnus. Tout homme a donc le devoir de prendre la mesure de la possibilité de la mort, puisque cette possibilité essentiellement le cours de sa propre vie, et existentiellement son rapport aux choses vivantes qui l’entourent.

Partie 2

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Vivre avec la mort est toutefois une exigence morale très dure à assumer. La conscience de la mort n’est en effet pas une conscience rationnelle, puisqu’il est non seulement impossible de prévoir objectivement la mort, mais qu’il est en outre impossible de prévoir subjectivement ce que vit celui qui meurt.

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Cette double incertitude conduit dès lors l’individu à l’angoisse. Le danger de ce qui n’est pas totalement prévisible devient en effet un danger omniprésent puisqu’il est souvent relayé par l’imaginaire pessimiste. Faut d’identité objective, la mort devient un souci subjectif qui peut paralyser l’existence.

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Par ailleurs, cette crainte de la mort induit des comportements de prudence et une volonté de protection souvent contraires au mouvement de la vie. Autrement dit, vivre comme si nous devions mourir pousse l’individu à ne plus vouloir vivre pleinement, de peur des risques impliqués par l’incertitude des actes.

Partie 3

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Entre innocence dangereuse et conscience tragique, l’homme se trouve donc sans cesse tiraillé par le désir d’éloigner la pensée de la mort. Néanmoins, il apparaît également que c’est la conscience de cette mort possible qui donne une partie de leur valeur aux choses de la vie. En d’autres termes, sans fragilité, pas de jouissance, puisque toute satisfaction fragile de soi apprend à l’individu qu’il a pu, pour un moment au moins, gagner son combat contre la mort.

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Il semble alors possible de ne pas voir simplement la mort comme un danger absolu qui guetterait la vie, mais comme ce qui en donne la valeur et l’exigence. L’homme doit donc s’efforcer de penser le risque de sa mort, afin de comprendre le sens de sa vie, et la valeur de ce qu’il obtient. Plus la mort est proche, plus la vie a de la valeur, puisque le risque est éminent.

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En outre, la possibilité de la mort ne permet pas seulement de prendre conscience de la valeur des actes : elle engage également et surtout à prolonger l’effort de la vie. Moyen de ne céder à aucun fatalisme, parce que la mort nous échapperait rationnellement, la conscience de la mort est donc l’aiguillon dont se sert l’individu raisonnable, qui projette sans cesse ses fins morales au-delà de sa fin mortelle.