Faut-il toujours se contredire ?

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L'analyse du professeur


Le personnage de Pangloss est resté célèbre dans l’histoire de la philosophie comme celui qui parvient à justifier tout et n’importe quoi, et dont les contradictions ne paraissent nullement un obstacle au mode de fonctionnement. La capacité à assumer ses propres contradictions semble même être un gage d’optimisme permettant à celui qui incarne la caricature de Leibniz de devenir le symbole de celui pour qui les contradictions sont le signe de la supériorité du dessein divin. Aux limites de L’absurde, le modèle de l’ironie de Voltaire interroge sur la façon dont fonctionne la contradiction, et sur ce qu’elle révèle des capacités de l’intelligence humaine.

Le sujet « faut-il toujours se contredire » apparaît ainsi comme particulièrement problématique, puisque se contredire semble à la fois un signe de l’échec de la raison et une manière de progresser afin de mieux affirmer son pouvoir. L’esprit de contradiction suppose en effet toujours la validité du processus de la raison, qui se confronte à elle-même et construit les modalités de son interrogation afin de chercher à progresser dans son explication des choses, mais prend également le risque de ne pas parvenir pas à surmonter les contradictions et d’aboutir à un désaveu propre qui pousse au scepticisme voire à la misologie (haine de la raison). L’opportunité, la nécessité, le devoir de la contradiction ne sont donc pas du tout évidents, mais une raison qui ne se contredirait pas semble à l’inverse enfermée dans un dogmatisme dangereux.

[...]

Plan proposé

Nous nous attacherons tout d’abord à montrer que la contradiction est le signe de la faiblesse de la raison, faiblesse qui oblige l’homme à avoir recours à d’autres sources de vérité. Nous en viendrons toutefois à constater que cette faiblesse n’en est une qu’à la condition de considérer que la vérité doit être un absolu, alors qu’il faut peut-être au contraire accepter la nécessité de se contredire comme modalité de la démonstration.

I. La contradiction comme faiblesse.

a.

Se contredire est une opération douloureuse intellectuellement dans la mesure où celui qui constate qu’il peut penser quelque chose de totalement opposé à ce qu’il pensait se trouve face à deux vérités, croyances ou opinions qui sont incompatibles : comme le montre Aristote, dans Métaphysique, le non-respect du principe de non-contradiction est une incohérence qui affaiblit l’esprit humain.

b.

Se contredire est une opération déstabilisante psychologiquement, puisque l’homme réalise ainsi que sa conscience n’est pas maîtresse d’elle-même, qu’elle peut être manipulée par son corps ou par des pulsions inconscientes qui viennent de son inconscient : Freud, dans Métapsychologie a ainsi montré que la contradiction affaiblissait le moi psychique pour causer des troubles de comportement.

c.

Se contredire est une opération moralement fatale, puisque celui qui se met à douter des vérités qu’il a crues est dans une situation de perte de repères moraux : c’est le risque moral du solipsisme qui conduit d’ailleurs Descartes à formuler une « morale provisoire » afin que sa mise en doute des vérités apprises ne l’empêche pas d’agir selon une intention morale.

II. La contradiction et la relativité de la vérité : un moyen du progrès.

a.

Le résultat de la contradiction n’est toutefois pas nécessairement de pousser celui qui l’éprouve à se réfugier dans des croyances dogmatiques ou dans des préjugés : il est possible au contraire, comme le signale du reste Alain, de considérer que « le doute est le sel de l’esprit » qui permet à celui qui le pratique de ne jamais se laisser abuser par des discours d’autorité.

b.

Il semble donc qu’il est nécessaire de voir l’exigence de la contradiction comme une exigence intellectuelle selon laquelle se contredire apprend à l’homme que la vérité est relative et non absolue, qu’elle dépend du système de compréhension que chacun met en place, et non d’un référent absolu et objectif : c’est ce que tente de montrer Kant, dans la Critique de la raison pure, puisqu’il définit la vérité comme une construction transcendantale à la faveur de laquelle l’esprit se donne à lui-même les normes de l’intelligibilité du monde qui l’entoure.

c.

Il découle de cette relativité de la vérité qu’il faut se contredire pour rester vigilant et ouvert, non seulement d’un point de vue intellectuel, mais également et surtout d’un point de vue moral : l’exigence de tolérance est à cet égard le résultat moral du doute intellectuel, puisqu’il s’agit de n’agir qu’en fonction de notre capacité à peser le pour et le contre, sans jamais croire que l’on sait définitivement ce qu’il faut faire. C’est une telle conception du devoir que défend d’ailleurs Habermas dans sa Théorie de l’agir communicationnel, puisqu’il considère que seule la contradiction est le moteur de la concorde sociale.