Epictete, Manuel (extrait)

Partager sur Facebook Partager sur Twitter


L'analyse du professeur


Le paradoxe selon lequel Socrate est à la fois le plus savant et le plus ignorant des hommes, parce qu’il sait qu’il ne sait rien, marque durablement l’ensemble de l’histoire de la philosophie, qui se définit ainsi comme la recherche d’une sagesse existentielle se développant sur la conscience des limites du savoir humain. À cet égard, il semble que le philosophe soit condamné à une expérience de la frustration qui paraît particulièrement rude, notamment au regard des plaisirs habituellement associés à une vie simple et plus ordinaire. C’est à un tel problème que s’affronte le texte ici soumis à notre étude, dans la mesure où il s’attache à définir la supériorité de la vie philosophique en prenant paradoxalement la mesure de la difficulté que représente l’adoption d’une telle vie. La vie éthique est en ce sens, pour le philosophe, un choix exprimant l’excellence de l’âme humaine, mais indiquant réciproquement toutes les tentations dont il faut s’extraire afin d’y prétendre. Dès lors, l’enjeu de ce texte dépasse celui de la simple conduite de la vie bonne, et touche à des questions métaphysiques, morales et politiques impliquées par le fait que l’âme ne peut se développer qu’en respectant sa nature profonde et en confrontant les exigences de ce respect à la vie des autres. Nous nous attacherons à comprendre tout d’abord en quoi tient la supériorité de la vie éthique. Puis nous verrons de quelle manière cette supériorité implique un détachement existentiel proche d’une position stoïcienne. Enfin, nous en viendrons à saisir les conséquences réelles d’un tel choix éthique, qui se traduit par une culture de l’effort particulièrement exigeante.

[...]

Plan proposé

Partie 1 : La supériorité éthique de la vie philosophique.

a

Si ton désir te pousse vers la philosophie, prépare-toi à être partout en butte aux moqueries et aux sarcasmes ; à entendre dire : « Voyez-le nous revenir en philosophe ! » ou « Qu'est-ce qui nous vaut ce front superbe ? » Le texte débute par une mise en garde touchant à l’attitude du philosophe. Aux yeux de l’opinion publique, le philosophe a réputation d’être hautain, c’est-à-dire d’être considéré comme celui qui veut se situer au-dessus des autres, mais dont les efforts passent plus pour ridicules qu’effectifs (tel Thalès, qui tombe dans un puits sous les yeux de sa servante, uniquement parce qu’il contemple de façon obsessionnelle le ciel au-dessus de lui).

b

Mais toi, garde ton front de tous les jours ; tiens-t'en fermement aux conduites qui te semblent les meilleures, conscient que c'est Dieu qui t'a mis à ce poste. Contre une telle raillerie, il s’agit de ne pas se laisser intimider : celui qui philosophe ne doit pas rougir de son attitude, dans la mesure où ses choix comportementaux ne sont que la réalisation d’une liberté morale par lequel celui qui juge le fait au nom d’un principe absolument supérieur, c’est-à-dire en ayant conscience du fait que sa propre conscience dépend elle-même en sa vérité d’un critère de vérité transcendant, et déterminant la puissance d’intelligibilité de l’esprit.

c

Et souviens-toi que, si tu restes constant dans ces principes, ceux qui au début se moquaient de toi finiront par t'admirer ; tandis que si tu ne te montres pas à la hauteur, on rira de toi deux fois plus fort [...]. La preuve de la possession de ce critère tient aux conséquences de l’action de celui qui se considère ainsi doté d’un critère comportemental supérieur : sa réussite est exemplaire de la pertinence de sa position.

Partie 2 : Le détachement stoïcien du philosophe.

a

Crois-tu, en te mettant à la philosophie, que tu pourras boire et manger comme à présent, céder à tes désirs et te laisser emporter par la colère comme à présent ? Il est donc essentiel de faire preuve d’une droiture et d’une rigueur exemplaires, qui sont en ce sens les conditions de la réussite du philosophe. Ce dernier a donc conscience qu’il ne peut céder aux tentations habituelles d’une vie banale, et notamment celles qui expriment une dépendance à l’égard du corps (passivité) ou une dépendance de l’esprit (passion).

b

Il te faudra veiller, souffrir, quitter tes proches, endurer le mépris d'un petit esclave, être tourné en dérision par les passants et, toujours, avoir le dessous, qu'il s'agisse d'honneurs officiels, du pouvoir, de procès, ou d'autres affaires de même farine [...]. Plus profondément, il est même celui qui accepte de se voir injustement avilir par les autres, méjuger et discréditer, sans protester, puisqu’il sait que les autres ne sont pas responsables de leur erreur de jugement.

c

Seras-tu prêt, alors, à payer de ce prix l'insensibilité aux émotions, la liberté, la sérénité ? Si c'est non, Il ne va pas plus loin. La conséquence de cette réserve ou de cette retenue du philosophe est le développement d’une capacité à endurer, c’est-à-dire une forme de détachement ou d’insensibilité stoïcienne aux choses dont le philosophe n’est pas responsable, qui ne dépendent pas de lui.

Partie 3 : L’éthique comme effort répété.

a

Ne sois pas, comme les enfants, philosophe un jour, percepteur impôts le lendemain, et puis rhéteur, et puis encore procurateur de César : tout cela ne fait pas bon ménage ! L’attitude philosophique exige donc une force de caractère et une constance. Celui qui prend le risque de se détourner de cette attitude se trouve en réalité fragilisé, et retombe dans un mode de vie inférieur qui l’éloigne radicalement d’une éthique philosophique.

b

Il faut que tu sois un ; bon ou mauvais, il te faut cultiver ou bien la part qui dirige ton âme, ou alors tes biens matériels ; Cette décadence que risque à tout moment celui qui ne se tient pas à une éthique philosophique s’explique par le fait que c’est le développement et la stature de l’âme qui se trouvent engagés par l’attitude philosophique. Celui qui succombe aux tentations d’une conception dégradée du bien souille son âme, et la détourne du seul bien qui lui appartient. Autrement dit, la spiritualité ne peut que se dégrader lorsqu’elle s’attache à des biens matériels qu’elle ne maîtrise pas.

c

consacrer tes efforts au dedans ou au dehors ; c'est-à-dire régler ta vie en philosophe ou en homme ordinaire. L’éthique philosophique est donc une lutte constante de l’âme dans la prison du corps, thématique chère à Platon (qui considère le corps comme une prison de l’âme), et qui indique le fait que le philosophe ne peut être un homme ordinaire se laissant guider par d’autres exigences que celles de sa spiritualité, de ce qui est purement propre à on âme.