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L’espace est pour Kant une forme a priori de la sensibilité, ce qui signifie qu’il est en quelque sorte un cadre préexistant à l’intuition de toute information sensorielle. À cet égard, notre compréhension de l’espace peut apparaître comme ambivalente : l’espace nous est imposé, nous ne le faisons pas, dans la mesure où il ne nous est pas loisible d’en modifier le cadre prédéterminé, mais l’espace n’existe pas objectivement, puisqu’il est compris dans notre façon d’appréhender le monde extérieur et qu’il est propre à nos capacités sensorielles. La théorie kantienne de « l’esthétique transcendantale » de la Critique de la raison pure est donc problématique puisqu’elle présuppose une adéquation entre l’homme et les choses qu’elle n’est pas capable de prouver fondamentalement, mais dont les preuves ne se vérifient qu’a posteriori.
La question « l’homme fait-il l’espace » est donc une question éminemment problématique puisqu’elle exige de comprendre d’où vient ce cadre fixe de l’intuition sensorielle à partir duquel et en fonction duquel valent les règles que nous pensons découvrir dans la nature. Faut-il ainsi postuler la validité objective et universelle de l’espace ou devons-nous au contraire reconnaître que l’espace n’est que relatif à une intuition subjective ? Le fait que l’homme ferait l’espace empêche-t-il de lui donner une validité autre que subjective ? Jusqu’à quel point notre compréhension de l’espace est-elle normative ?
Nous chercherons ainsi tout d’abord à montrer que l’espace nous apparaît comme un cadre objectif s’imposant à notre appréhension des choses. Nous en viendrons toutefois à constater que nous ne possédons pas de garantie de l’objectivité de cet espace, ce qui nous conduira à en reconnaître la validité hypothétique comme condition transcendantale de la perception. Il nous faudra alors tirer les conséquences de ce repositionnement de l’espace pour montrer que l’espace dépend de la subjectivité humaine et permet à l’homme de maîtriser son empreinte sur le monde.
[...]L’espace est d’abord le fruit d’une expérience. Comme le montre à cet égard Hume, dans L’enquête sur l’entendement humain, l’homme est d’abord déterminé par les expériences qu’il fait du monde qui l’entoure. Les données sensorielles s’imposent et nous permettent par habitude de posséder des constantes de représentations du monde extérieur dont la forme générale est l’espace.
Ce point de départ empiriste de la représentation du monde extérieur impose alors l’idée selon laquelle l’homme n’a pas le choix de son espace. Cet espace est ainsi une réalité conditionnant la représentation que l’homme se fait du monde extérieur. Comme l’affirme Locke, dans son Essai sur l’entendement humain, la raison humaine ne fait que reconstruire une objectivité qui existe par elle-même, indépendamment de la perception.
D’une certaine manière, il est donc possible d’affirmer que l’espace est à la fois une condition de la perception sensorielle et un être objectif antérieur à la perception que l’homme en a. À cet égard, ne faudrait-il pas tirer les conséquences de cette antécédence de l’espace, et considérer que non seulement l’homme ne fait pas l’espace, mais plus profondément que l’espace fait l’homme ? C’est en tout cas ce que tend à affirmer Kant avec le problème de la « chose en soi » qu’il envisage dans la Critique de la raison pure, en montrant qu’il est impossible à l’homme de dépasser les limites de la donation phénoménale première du monde extérieur.
Il semble cependant que cette objectivation de l’espace est une forme de paralogisme propre à notre façon de percevoir le monde. Kant montre en effet que si l’on prête des propriétés objectives à l’espace, nous commettons en fait une erreur puisque nous projetons à l’extérieur de notre perception des formes qui ne sont que propres à notre façon de percevoir les choses.
Dès lors, il faut plutôt considérer que l’espace est une condition a priori de notre perception sensorielle, c’est-à-dire dire une condition transcendantale de la perception que nous sommes obligés de postuler pour pouvoir expliquer la structure de ce que nous percevons du monde extérieur. Cette postulation n’est donc pas possible à fonder ultimement, mais sa validité se trouve dans le fait que tous les éléments perçus trouvent une cohérence à mesure que nous les « entendons ».
Par conséquent, nous pouvons considérer d’une certaine manière que l’homme fait l’espace. L’homme en effet est un être qui parvient à donner du sens à l’espace uniquement au fur et à mesure qu’il le perçoit. La lecture transcendantale de l’espace chez Kant est donc en quelque façon paradoxale : elle présuppose un espace comme condition de perception, mais elle prétend que la validité de cet espace dépend de la construction d’une cohérence sensorielle, ce qui laisse à supposer que l’espace existe bel et bien, ou en tout cas que les choses se donnent en conformité avec notre perception phénoménale. Pourquoi dès lors ne pas affirmer, à la manière de Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, que l’espace perçu est un espace réel, et que c’est bien la raison qui détermine le réel en structurant son espace ?
Si l’espace devient quelque chose de produit rationnellement, il devient alors possible de penser que l’homme crée son monde en créant son espace, ou pour paraphraser Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation, que la détermination de l’espace n’est que la matérialisation du pouvoir de la raison, ou l’effet de la volonté qui impose une représentation objective.
Cette conception de la liberté de la volonté qui ne se laisse jamais imposer un monde, mais fait l’espace de ce monde implique alors que l’espace est une norme que l’homme impose et non une chose qu’il décrit. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas tant de considérer l’espace comme une vérité objective que l’homme pourrait créer (de façon quasiment performative) que de le définir comme une structure d’intelligibilité des choses perçues. L’espace que fait l’homme est donc une manifestation des normes rationnelles, de ce que Descartes nomme « l’ordre des raisons » dans les Méditations métaphysiques.
Néanmoins, si l’on dénie l’objectivité de l’espace, il faut alors comprendre que le monde des représentations spatialisées est un monde humain intersubjectif (partagé par les sujets pensants) qui a tendance à se substituer à la réalité, à la manière dont Rousseau, dans La nouvelle Héloïse, évoque le « monde des chimères » dans lequel l’homme produit l’intelligence de la réalité et s’affranchit de ce que le réel peut avoir de décevant. Toutefois, comme le signale Heidegger dans L’origine de l’œuvre d’art, le statut de l’espace devient problématique puisque l’homme projette un monde qui se substitue à la terre réelle, et risque d’impliquer une instrumentalisation de l’espace réel au profit d’un espace purement intellectualisé.