L'analyse du professeur
Cratyle et Hermogène sont symboliquement les deux premiers protagonistes philosophiques de la question philosophique du langage : Platon les met en effet en scène pour montrer à quel point la capacité à dire vrai dépend d’une opération complexe d’interprétation, dont la réussite dépend à la fois de ce qui est signifié (le référent objectif auquel renvoie le mot) et de la manière de le signifier (le mot en lui-même, tel qu’il est plus ou moins clair pour celui qui doit le décoder). En ce sens, la philosophie du langage s’est développée comme une tentative d’analyse des propriétés de la formulation d’une signification qui ne semble jamais évidente pour l’homme.
Dans le texte qui est ici soumis à notre étude se trouve plus particulièrement problématisé le rapport entre signifiant et signifié, entre le mot et la chose, et la thèse défendue consiste à montrer que le langage humain, à la différence de celui des animaux, est un acte complexe, ouvert aux interprétations, dont le symbolisme doit être envisagé comme une construction dialogique. Tout le problème devient alors de savoir dans quelle mesure cette complexité est un réel facteur de richesse, et non simplement un problème indépassable, condamnant toute compréhension fiable.
Nous chercherons en ce sens tout d’abord à comprendre pour quelles raisons la communication animale peut être définie comme une communication objective. Nous en viendrons ensuite à montrer qu’à l’inverse le dialogue est le propre de l’homme, et dépend des sujets qu’il réunit. Nous montrerons enfin qu’il faut considérer que le langage de l’homme est un langage symbolique infini, qu’il n’est jamais possible de réduire à une expression simple.
[...]
Plan proposé
Partie 1 : La communication des abeilles, une communication objective.
a
« Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu. Le message des abeilles n'appelle aucune réponse de l'entourage, sinon une certaine conduite, qui n'est pas une réponse ».
L’analyse de la différence de communication entre les abeilles et l’homme indique que l’abeille produit naturellement un code indifférent au récepteur du message, alors que réciproquement la volonté humaine de s’assurer de la compréhension de l’autre atteste d’un souci de l’interprétation de l’interlocuteur.
b
« Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Cela révèle un nouveau contraste. »
Le dia-logue, etymologiquement la capacité à construire un discours à deux, est donc une forme proprement humaine de la communication, qui engage donc à concevoir l’homme comme ouvert à un rapport intersubjectif qui ne dépend pas seulement d’un déterminisme naturel (propriétés que l’on ne choisit pas, mais qu’on possède par nature), mais également d’une construction culturelle (l’homme doit construire et imaginer le moyen d’être en rapport avec les autres).
c
« Parce qu'il n'y a pas dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. »
La communication naturelle des abeilles est objective au sens où elle ne dépend pas du sujet qui l’énonce : elle se construit ainsi de façon purement externe à celle qui paradoxalement la produit, ce qui revient à dire que le référent du langage animal est l’objet et non le sujet.
Partie 2 : Le dialogue humain, une construction.
a
« Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée « linguistique »; déjà parce qu'il n'y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique; mais aussi en ce sens que le message d'une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n'aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. »
Il convient ainsi de distinguer deux critères de la communication humaine : la capacité à réagir à un message (le dialogue comme construction particulière du signifiant), et la capacité à reproduire le message, c’est-à-dire à s’approprier le sens pour le transmettre à l’identique, à faire donc office de relais ou d’intermédiaire du message.
b
« On n'a pas constaté qu'une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu'elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l'expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s'entremêlent librement et à l'infini ».
L’exemple pris ici illustre d’abord la thèse défendue dans ce qui précède, mais ajoute également un élément important : le fait que la communication humaine se fasse selon les modalités d’un dialogue que s’approprie chacun des communicants entraîne la complexité de la communication, qui devient alors un acte hautement interprétatif, dont la réussite dépend de la capacité à décoder un message qui n’est jamais simplement naturel.
c
« L'abeille ne construit pas de message à partir d'un autre message. Chacune de celles qui, alertées par la danse de la butineuse, sortent et vont se nourrir à l'endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même information, non d'après le message premier, mais d'après la réalité qu'elle vient de constater ».
À l’inverse de l’homme, la communication animale est pauvre et directe, c’est-à-dire qu’elle a pour simple vocation de transmettre une information objective que ne peut modifier la modalité de transmission. L’acte de communication de l’abeille est donc purement répétitif et ne s’enrichit jamais de lui-même.
Partie 3 : Le potentiel symbolique des mots de l’homme.
a
« Or le caractère du langage est de procurer un substitut de l'expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l'espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique ».
La dimension symbolique du langage, c’est-à-dire la capacité à « représenter ensemble », n’est ainsi accessible qu’à l’homme. Le langage humain est donc porteur de représentations et pas seulement d’informations, ces représentations constituant des traditions interprétatives complexes au regard desquelles la capacité à comprendre se trouvera déterminée par l’acquisition des codes de la tradition, et pas seulement des codes des mots eux-mêmes.
b
« Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d'observer qu'il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu'il comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l'illimité des contenus du langage humain. De plus, la conduite qui signifie le message des abeilles dénote un symbolisme particulier qui consiste en un décalque de la situation objective, de la seule situation qui donne lieu à un message, sans variation ni transposition possible. »
Le symbolisme du langage humain est donc ouvert aux possibles de l’interprétation, ce qui revient à considérer que le langage humain est illimité dans ses contenus, puisque ces contenus sont constamment créés et recréés par l’interprétation que l’on peut en faire. L’adéquation des mots à leurs référents est donc une adéquation différée, dont le symbolisme devient un problème tout autant qu’une richesse.