Plan proposé
Partie 1 : L’oubli comme dangereux effacement de la mémoire.
a - Oubli et refoulement : les dangers de l’oubli individuel.
Partir de l’évidence. L’oubli se joue à un niveau psychologique et individuel : il est la perte de mémoire qui repose sur la double difficulté non volontaire et non forcément bon.
Analyse :
L’oubli est une nécessité psychique, il est condition de fonctionnement de la mémoire. L’apport de la théorie psychanalytique freudienne est d’avoir montré que l’oubli est moins le défaut de la faculté de mémoire que l’avatar d’une conduite d’apprentissage, un phénomène en étroite relation avec le mécanisme du refoulement. En ce sens, la théorie psychanalytique elle-même présuppose l’oubli qui est comme sa condition de possibilité.
Cf. Freud 1898. Sur le mécanisme de l’oubli. Analyse de l’oubli du nom du peintre Signorelli reproduite dans la Psychopathologie de la vie quotidienne (1901). Au lieu de Signorelli : Botticelli et Boltraffio. Freud l’explique par la racine signor qu’il se traduit en lui sur le mode Herr, mot qui fonctionnera comme un point de départ d’une double association d’idées à partir de Bosnie-Herzégovine. Bo = Botticelli et Boltraffio. / Bosnie-Herzégovine = évoque une conversation au sujet de la Bosnie, conversation sur le fatalisme turc et la valorisation extrême de la sexualité, ce qui provoque la résurgence du nom de la ville de Trafoï où Freud a appris le suicide d’un de ses patients souffrant de trouble sexuels. D’où Boltraffio.
Cf. Freud. Chapitre VII de L’interprétation des rêves Le rêve est le lieu de l’oubli (l’ombilic du rêve le rattache à l’inconnu). C’est un oubli protecteur dans la mesure où il s’agit d’expulser les mouvements de désir qui nous agitent et que les excitations de la journée ont réveillés. L’oubli des rêves est le paradigme du transfert (puisque les représentations sont du rêve oublié).
Problématisation.
Le paradoxe psychanalytique nous montre que l’oubli est impossible (rien n’est oublié et tout est trace) et nécessaire (peu de choses restent conscientes). Il y aurait donc, comme le note Milan Kundera dans Le livre du rire et de l’oubli, une forme de fatalité psychique individuelle de l’oubli qui fait que nous ne pouvons lutter contre l’oubli des torts et de la souffrance mais qui fait également que nous ne réparons pas pour autant en oubliant.
La véritable opposition est donc une opposition entre le souvenir libre et ce qui reste verrouillé en deçà du seuil de la conscience. Par conséquent, il semble impossible de construire une véritable transition vers une analyse collective et volontaire de l’oubli. L’analyse de l’oubli personnel nous conduit à comprendre que le mécanisme de l’oubli est dangereux puisqu’il engage l’identité des personnes.
b - L’oubli collectif n’existe pas mais révèle les dangers de manipulation de la mémoire.
Analyse.
La réflexion psychanalytique nous apprend que deux types de choses sont oubliées à un niveau individuel : soit les choses qui n’ont aucune importance, soit les choses refoulées, qui elles ne sont pas vraiment oubliées. Cela conduit à dire qu’il n’y a pas vraiment d’oubli collectif, au sens psychanalytique du terme. Plus exactement, il n’y a d’oubli que parce qu’une majorité oublie, que parce que l’histoire construit une mémoire collective par tri des mémoires individuelles. À la différence du niveau individuel, c’est toujours de choix que procèdent les oublis collectifs. Prenons l’exemple de l’Algérie. Nul ne peut croire que le peuple, les gens qui l’ont vécu, les militaires, les dirigeants etc, aient oublié les évènements de la torture ou les faits de guerre. S’ils n’ont pas su, il ne s’agit pas alors d’un oubli. Mais quand ils ont su, ils n’ont pas pu oublier. Comme le montre Raphaëlle Branche, dans sa thèse La torture et l’armée, La guerre d’Algérie, une histoire apaisée? De même, pour des évènements plus lointains qui restent compris dans l’histoire contemporaine. Pour ce qui est de l’histoire plus ancienne, en revanche, c’est justement le rôle de l’histoire qui explique le fait que l’on retienne ou pas. Il n’y a donc pas vraiment d’inconscient collectif, ou alors évoqué de façon biaisée pour articuler un travail oublieux de construction de la mémoire collective, et un oubli involontaire au niveau individuel. Plus exactement, comme peut le révéler l’absence de célébration officielle de la loi de séparation des Églises et de l’État, l’oubli sera causé par la volonté de ne pas rappeler un événement.
Problématisation.
Si l’oubli collectif n’existe pas, le problème se reporte donc sur la question de savoir comment penser le rapport entre mémoires individuelles et mémoire collective. Or, il semble que nous avons une perception négative de l’usage d’un tel travail oublieux de la mémoire. En effet, pour comprendre cela, nous pouvons nous référer à la façon dont le régime nazi à manipulé l’oubli. Dans sa politique d’extermination des juifs, et dans le traitement historique de cette question, traitement dont Himmler était responsable, les nazis ont, par exemple, eu recours à des opérations comme celles du commando 1005. Ce commando SS, créé en 1943 par Himmler, avait pour fonction d’effacer toutes les traces des massacres des juifs sur le front de l’Est après Stalingrad (déterrer les fosses et brûler les corps). Autre exemple de cet oubli forcé, le fait de raser Treblinka en octobre 43 pour effacer toute trace de la résistance d’août.
Transition. L’oubli collectif apparaît alors comme un danger guettant toute société. Plus exactement, ce que semble révéler la volonté d’oubli est le fait que nous ne pouvons nous passer de notre histoire sans commettre un coup de force sur notre identité commune, c’est-à-dire sans réduire la richesse de cette identité commune à une identité dominante. Pourtant, est-ce aussi simple. Comme le montre la volonté allemande de cultiver le dépit de la défaite entre les deux guerres, le fait par exemple de reprendre le train de Rethondes pour signer l’armistice le 22 juin 1940, dans le lieu même de l’armistice du 11 novembre 1918, il semble que le culte du souvenir et l’absence d’oubli est également une façon de cristalliser les antagonismes de l’histoire, de ne pas se permettre d’évoluer.
Partie 2 : La culture de l’oubli comme moyen d’un rapport juste au passé.
a - Un droit à l’oubli est-il concevable ?
Analyse.
L’expression de droit à l’oubli, qui fait l’objet du titre du livre de Thomas Ferenczi : Devoir de mémoire, droit à l’oubli ?, Forum, Le Monde, Paris, Ed. Complexe, 2002, semble éminemment problématique. Comment faire en sorte de prôner la nécessité d’un oubli alors même qu’il s’agit de nier le vécu émotionnel de la mémoire individuelle ? Cela semble d’autant plus problématique que nous vivons dans des sociétés démocratiques dans lesquelles les individus ont une égale dignité. Nous sommes donc confrontés à un paradoxe assez complexe puisque du côté de l’individu, chacun semble avoir le droit à sa mémoire, mais cette mémoire est elle-même oublieuse de celle des autres. Mais du côté de la société, il semble difficile de prôner une mémoire sélective puisqu’elle rimerait avec négation de la mémoire individuelle. Cela dit, se souvenir de tout, revient à s’empêcher d’avancer puisque cela revient à cultiver les passions ressenties et non une mémoire sereine. Comme nous le voyons dans le procédé de l’amnistie, ou dans la décision de ne pas ouvrir les archives du temps présent, peut-être que l’oubli doit être imposé pour que puisse se construire une mémoire pacifiée.
Problématisation.
C’est le sens de l’analyse nietzschéenne du début des deuxième Considérations inactuelles (lire Nietzsche). La lecture de ce texte nous apprend donc que l’être historique de l’homme revient à assumer une contradiction entre nécessité de l’oubli et nécessité du souvenir. C’est la traduction, à un niveau collectif, du problème individuel de l’oubli puisqu’il s’agit d’essayer de faire en sorte que la mémoire se constitue sur autre chose qu’un handicap. Autrement dit, si, comme le note Derrida à un niveau individuel, « la mémoire se constitue sur la blessure, le disjoint, l’hétérogène », il faudrait trouver les moyens de constituer une mémoire sur la sauvegarde pacifiée des souvenirs.
b - Histoire et mémoire : l’oubli comme lutte contre le culte du souvenir.
Analyse.
Si nous partons des remarques de Tzvetan Todorov dans Les abus de la mémoire, il convient de remarquer la tendance contemporaine à cultiver les évènements du passé se fait de plus en plus en direction d’un culte de la subjectivité et des passions vécues. Or, il faut se méfier de ce qui, tout en se justifiant pleinement à un niveau individuel, est destructeur à un niveau collectif. À cet égard, il semble possible de se référer à Kierkegaard. Le penseur danois permet, en effet, de distinguer l’oubli d’une chose, d’un évènement de l’oubli du sens de la chose, de son caractère subjectif. En effet, dans In vino veritas, il distingue le se souvenir du se rappeler : « on peut très bien se rappeler avec exactitude un événement sans s’en souvenir » (Avant propos, Climats, 1992, p. 12). Cela signifierait qu’il est du rôle des historiens de cultiver le rappel mais non le souvenir. Comme le note Platon, Phèdre, 274c 275e, en racontant le mythe de Theuth, le fait d’écrire l’histoire objective permet de lutter contre un souvenir passioné. Theuth est le dieu inventeur des mathématiques, qui présente au roi Égyptien Thamous les arts, dont l’écriture qui, loin de permettre le remède à science et mémoire : « développera l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise, par la négligence de la mémoire ; se fiant à l’écrit, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non du dedans, et grâce à l’effort personnel qu’on se rappellera les souvenirs ». Nous rejoignons, en cela, la réflexion de Paul Ricœur qui, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (Paris, Seuil, 2000), plaide pour une politique de la juste mémoire. Ricœur part de la discordance qu’il peut y avoir entre la mémoire personnelle et la mémoire des historiens, entre le subjectif et l’objectif. Les deux reposent sur deux préjugés interprétatifs différents au sujet de la mémoire. La différence entre mémoire collective de l’histoire et mémoire personnelle réside dans le fait que la mémoire personnelle repose sur un vécu interprétatif propre aux hommes du passé alors que l’histoire est l’analyse objective du déroulement causal des évènements dans le temps. L’histoire permet donc de s’affranchir de trois sens problématiques de l’oubli : l’oubli comme mémoire empêchée, l’oubli comme mémoire manipulée et l’oubli comme mémoire obligée.
Problématisation
En ce sens, Todorov cite Euphrosinia Kersnovskaïa, Coupable de rien, qui écrit une chronique illustrée de douze années passées dans le goulag : « Maman. Tu m’avais demandé d’écrire l’histoire de ces tristes années d’apprentissage. J’ai accompli ta dernière volonté. Mais peut-être aurait-il mieux valu que tout cela tombe dans l’oubli ? ». Plus concrètement, il s’agit donc de dire que l’oubli ne se justifie qu’à partir d’un travail interprétatif qui est le rôle de l’historien. À cet égard, il est utile de montrer que le travail du juge se rapproche de celui de l’historien. En effet, comme le note Carlo Ginzburg, dans Le juge et l’historien, tout le problème du juge est de pouvoir s’affranchir de la puissance émotionnelle du témoignage direct pour pouvoir inscrire ce témoignage dans un système interprétatif le plus objectif possible. Le juge est donc le premier dépositaire de l’oubli puisqu’il doit juger en oubliant, c’est-à-dire qu’il doit faire en sorte de ne pas se laisser submerger par le souvenir tout en ne réduisant pas ce souvenir à néant puisqu’il doit prendre sa décision en conciliant les exigences de la réparation subjective avec les nécessités de la sanction objective.
Bref, comme l’écrit Marc Augé, dans Les formes de l’oubli. « L’oubli nous ramène au présent, même s’il se conjugue à tous les temps : au futur, pour vivre le commencement ; au présent, pour vivre l’instant ; au passé pour vivre le retour ; dans tous les cas, pour ne pas répéter. Il faut oublier pour rester présent, oublier pour ne pas mourir, oublier pour rester fidèle » (1998, p. 122).
Conclusion.
La réflexion sur l’oubli semble donc condamnée à une contradiction toujours insurmontable entre une mémoire individuelle qui est subjectivement porteuse d’une blessure et se fonde sur un problème moral qui est celui de l’identité de l’individu, et une mémoire collective qui se doit d’être objectivement honnête pour permettre la construction d’une identité commune. Nous avons donc vu que la force de l’oubli collectif est de pouvoir s’appuyer sur l’histoire pour chercher à maîtriser la procédure de l’oubli, ce qu’il paraît impossible de faire à un niveau individuel. Toutefois, il est également évident que les historiens sont des hommes qui ont eux-mêmes une subjectivité irréductible, de la même manière que le juge n’est jamais une personne désincarnée. Dès lors, l’oubli, comme le note Proust au sujet de l’oubli nécessaire des grandes œuvres littéraires, cet oubli est le moyen de conserver intacte la mémoire du passé. En ce sens, de la même façon qu’il a pu écrire la Recherche, en oubliant d’abord l’immédiateté des sentiments douloureux, l’histoire requiert un temps de pacification qui est celui d’un oubli au service de la mémoire.