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Platon a professé que le corps était une prison de l’âme, en affirmant, notamment dans le mythe dEr (République), que l’âme endossait le fardeau d’un lien avec le corps le temps d’une vie. Ce mythe est resté célèbre parce qu’il a à la fois nourri la dénégation du corps comme lieu de l’erreur et des tentations, et celui du salut, notamment dans la théologie chrétienne. Néanmoins, faut-il considérer que le corps n’est qu’une enveloppe négative, qui n’a pas de dignité propre ? C’est en quelque sorte la question qui est ici posée par le texte soumis à notre étude, dans lequel Descartes, qui analyse le rapport de l’âme et du corps, semble refuser de considérer que le corps soit un simple néant de l’intelligibilité. L’auteur affirme en effet que le corps est une autre façon de penser qui, bien qu’elle soit confuse, joue le rôle de lien permettant à l’âme de penser le monde qui se donne à elle par cette médiation sensible. Loin de l’image d’un Descartes purement rationaliste, nous découvrons donc ici un philosophe relativement proche des thèses que défendront certains de ses contemporains, comme Locke, qui reconnaîtront comme lui une forme de dignité de l’existence sensible. Quelle est alors la valeur précise du corps ? Jusqu’à quel point peut-on considérer que le corps se réduit à être un intermédiaire entre le monde et l’âme. Sa différence de nature ne lui donne-t-elle pas une identité qui échappe à son rôle purement instrumental ? Nous chercherons tout d’abord à comprendre quelle est la nature du corps, c’est-à-dire en quoi le corps se trouve défini comme étroitement lié aux représentations de l’âme. Nous en viendrons ensuite à montrer que le corps se trouve ainsi directement identifié à une source de pensée, et que sa fonction ne se réduit donc pas simplement au rôle négatif d’induire l’âme en erreur. Nous pourrons dès lors enfin montrer que cette fonction informative et conceptuelle du corps s’articuler à une fonction morale permettant à l’âme d’agir de façon adaptée à ce qui l’entoure.
[...]Descartes reconnaît ici que la sensibilité est un lien premier et direct du corps vers l’âme. Il reconduit ici une thèse « pathologique » du corps, c’est-à-dire la conviction selon laquelle l’âme subit l’influence du corps sans pouvoir lutter contre lui, cette influence se traduisant notamment par des perceptions intérieures du besoin, de la dépendance à l’égard du monde extérieur.
Cette thèse quasiment platonicienne n’est toutefois pas une façon de vouloir affirmer la supériorité pure et simple de l’âme. Descartes explique en effet que le corps ne peut être conçu comme un pilote en son navire, à la manière dont Platon décrit le gouvernement de la cité, puisqu’il y a une dépendance directe, sans distance, entre l’âme et le corps qui lui est propre (à la différence d’un dirigeant qui est physiquement différents de ceux qu’il dirige).
Descartes défend donc l’idée d’une unité mystérieuse (parce que les deux, corps et esprit ne sont pas de même nature). Si ce mystère restera mystère dans la philosophie de Descartes (qui affirmera toujours qu’il est impossible de penser l’union des deux), ce qui est ici important est que Descartes considère que l’âme n’a pas la possibilité d’ignorer sa dépendance à l’égard du corps, à tel point d’ailleurs qu’il affirme au contraire que l’âme doit faire « comme » si elle était totalement confondue avec le corps.
L’exemple que prend ici Descartes n’est pas anodin : si la blessure et la douleur ne sont pas des représentations, c’est parce qu’elles marquent une forme de menace pour l’âme. La mort du corps semble ne pas signifier que l’âme sera libérée, mais au contraire qu’elle y perdra quelque chose. Le pilote peut quitter son navire, mais pas l’âme, ou semble-t-il, pas à n’importe quel prix.
Descartes précise ici cette dépendance vitale en montrant qu’elle est source de confusion. Autrement dit, il semble qu’il faut rendre au corps un rôle premier dans sa capacité à éveiller le discernement de l’âme ou de la raison : il ne peut y avoir d’idée claire sans qu’il y ait d’abord une compréhension confuse passant par la médiation du corps.
L’hypothèse de l’intermédiation du corps se confirme ici, puisque Descartes affirme que les sentiments sont des façons confuses de penser, ce qui veut dire que la perception sensible devient une pensée lorsqu’elle devient un sentiment. Les organes du corps ont donc un rôle de filtre qui assure la réception de l’information et sa transposition sous la forme d’une forme de pensée, dont on peut penser qu’il s’agit d’une représentation sous la forme d’images qui seront transmises à la raison, qui aura seul le pouvoir de les discerner.
L’intérêt de concevoir cette dépendance sous la forme d’une médiation transformant la sensation en sentiment, puis en représentation discernée par l’esprit est de décrire le fonctionnement de la pensée comme un fonctionnement qui ne peut être totalement autonome. Autrement dit, autant l’intuition de la pensée peut-elle être un acte solipsiste (fait par la pensée en elle-même en excluant et en doutant du monde), autant le contenu de la pensée, et la capacité à atteindre le vrai, ne peuvent être que le fruit des enseignements du corps.
Descartes montre ici que le discernement de l’esprit (le travail de la raison) est un travail d’analyse ou d’interprétation des signaux transmis par le corps. Il se démarque d’une position qui sera la position empiriste de Hume dans la mesure où il refuse de considérer que les idées sont les purs produits de la sensation, mais il montre que la sensation a un rôle moteur dans la construction de représentations intellectuelles du monde extérieur, sans que ces sensations puissent être vraies par elle-même. La déduction logique de l’esprit ne dépendra donc pas du contenu de la sensation, mais de la valeur que lui donne l’esprit.
Descartes met ici en lumière l’enseignement moral du discernement du vrai. Il affirme en effet que l’analyse des sentiments permet de penser ce qui convient ou non au corps. Cela permet donc d’apprendre à mieux le connaître et à mieux l’orienter face aux choses du monde extérieur. Cette adaptation du corps a donc une valeur morale, puisque le comportement pourra alors rétablir une forme de domination de l’âme capable d’orienter les actes du corps, qui lui reste dans la confusion.
Descartes a donc montré ici que l’union de l’âme et du corps, sans pouvoir être expliquée, doit néanmoins être analysée précisément pour comprendre de quelle manière l’âme peut à la fois échapper à une dépendance tragique à l’égard du monde extérieur, et peut développer une force morale lui permettant de lutter contre cette dépendance. Cette morale de l’effort incite néanmoins au pessimisme, dans la mesure où Descartes montre implicitement que la violence des sentiments dépend de la sollicitation du monde extérieur : l’homme est donc à la merci des circonstances du monde extérieur, et ce n’est qu’une longue et patiente pratique qui lui permettront de s’endurcir face aux risques de passions. C’est en ce sens que l’on peut parler d’un stoïcisme de Descartes, à la manière dont Épictète affirmait déjà que la force morale dépend de la capacité à ne considérer que ce qui dépend de nous en négligeant ce contre quoi nous ne pouvons rien, sinon subir en silence.