L'analyse du professeur
Dans Le philosophe Scythe, Lafontaine raconte l’histoire d’un homme qui cherche à tailler l’arbre de son jardin de façon à ce qu’il pousse le mieux possible. Hésitant à couper les feuilles qui croissent, il se trouve dans la situation métaphorique de l’homme qui cherche à gérer au mieux la pression de ses désirs pour gouverner de la façon la plus sereine sa propre vie. Lafontaine illustre ainsi le dilemme de celui qui s’aperçoit clairement que le désir est un moteur puissant du plaisir et de la vie, tout en constatant la fragilité des choses obtenues par désir.
Ce dilemme, qui est peut-être un des plus fondamentaux en matière de morale, est d’une certaine manière celui que pose ici Descartes, puisqu’il aborde le problème de savoir comment agir face au monde qui nous entoure, afin de ne pas souffrir de ce que ce monde nous offre et que nous ne pouvons atteindre, sans pour autant prôner une vie d’ermite, refusant le monde alentours. Le problème ici posé par cette troisième maxime de la morale provisoire cartésienne est d’autant plus fort qu’il s’agit d’un moment clé dans construction de la philosophie cartésienne, puisqu’il s’agit de se doter d’un instrument d’action morale au moment même où le philosophe du Discours de la méthode s’est mis à douter de tout, et ne possède donc aucune certitude quant au cours des choses extérieures et au sens des évènements. Peut-on alors pleinement souscrire à la thèse ici proposée, qui consiste plus particulièrement à s’exercer à l’abstinence, ou tout au moins au regard critique et distancié à l’égard des évènements extérieurs ? Faut-il croire que la volonté humaine puisse se détacher à ce point de la réussite comme de l’échec de ses projets qui concernent ce qui ne dépend pas d’elle ?
Nous chercherons tout d’abord à comprendre de quelle manière se justifie, aux yeux de Descartes, la thèse d’un contrôle systématique de la volonté (I). Puis nous nous efforcerons de montrer que ce contrôle systématique n’est en fait possible qu’avec le secours de l’entendement, c’est-à-dire d’une connaissance du possible (II). Enfin, nous en viendrons à analyser la façon dont le texte se clôt sur un appel à la prudence, qui manifeste ô combien la morale provisoire cartésienne est un exercice difficile et lent (III).
[...]
Plan proposé
Partie 1
a
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde; et généralement, de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées,
Descartes reprend ici la thèse stoïcienne d’Épictète (Manuel), qui consiste à dire qu’il ne faut accorder de valeur qu’aux choses qui dépendent de nous, et non à celles qui sont extérieures à notre volonté et hors de notre pouvoir. Il situe plus particulièrement le pouvoir de l’homme dans la spiritualité, c’est-à-dire dans l’exercice de la pensée.
b
en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible.
D indique ici un critère qui permet de montrer l’utilité de la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas : il faut se satisfaire en pratique d’avoir fait de notre mieux. Ce critère est éminemment problématique, puisque l’homme se retrouve alors dans une situation où ses efforts ne sont pas nécessairement payés de retour, et il devra alors se contenter de rien..
c
Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content.
Le texte reste ici ambigu, dans la mesure où D paraît assimiler le meilleur de efforts, et ce qui dépend absolument de nous. Il semble alors dire que tout ce que nous ne parvenons pas à faire ne dépend en fait pas de nous. Pourtant, il semble bien possible de distinguer une forme de talent moral, selon lequel nous réussissons plus ou moins bien. En d’autres termes, comment distinguer celui qui est véritablement vertueux, de celui qui veut bien faire mais n’y parvient pas vraiment ?
Partie 2
a
Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles,
La réponse au problème aperçu à la fin de la dernière partie est ici présentée : c’est l’entendement (le pouvoir de compréhension des choses) qui permettra de bien agir. Il faut donc conditionner notre action à ce qui est aperçu comme possible par l’entendement, c’est-à-dire connu comme étant en notre pouvoir.
b
il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regrets de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou du Mexique;
Un autre problème se pose ici : D semble dire que tout ce qui est hors de nous ne dépend pas de nous. Seules nos pensées seraient alors en notre disposition et cela indiquerait que l’homme doit vivre hors du monde extérieur. Quelle serait alors cette morale qui placerait l’homme dans une situation relativement extérieure au monde qui l’entoure ?
c
et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains, étant malades, ou d'être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux.
L’argument semble de prime abord compliquer et confirmer le problème : il faudrait que l’homme se contente des diverses situations dans lesquelles il se trouve. Toutefois, D va plus loin, et indique qu’il serait possible de prendre le contrepied des situations, en exerçant son esprit à voir le côté positif des choses, ou la transformation positive des situations. S’agit-il alors d’une morale de l’optimisme, qui se contente simplement de changer le regard sur la nécessité, en en faisant une vertu qui semble un peu artificielle ?
Partie 3
a
Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses; et je crois que c'est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux.
D insiste ici sur la difficulté d’une telle morale de la nécessité, qui ressemble fort à un acte de bonne foi, qui cherche à détourner le regard sur les choses négatives. Il en appelle à une forme d’habitude, et rappelle qu’il s’agissait d’une sagesse que recherchaient les philosophes grecs et romaines (notamment les stoïciens).
b
Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses;
L’entendement aurait donc le pouvoir d’influer sur notre représentation du monde. L’insistance de D sur ce pouvoir de l’entendement doit être pris au sérieux, dans la mesure où il insiste justement peut-être plus fortement encore que les stoïciens sur ce pouvoir de la raison, étant donné qu’il a, dans les parties précédentes du Discours de la méthode, montré que l’homme est un être qui dépend uniquement de la représentation intellectuelle qu’il se construit du monde (le fameux « je pense donc je suis »).
c
et ils disposaient d'elles si absolument, qu'ils avaient en cela quelque raison de s'estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux, qu'aucun des autres hommes qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent."
La maîtrise de la fortune (le destin) prend donc une autre signification dans la philosophie de D, puisqu’il s’agit de montrer que l’homme ne peut véritablement être heureux qu’en maîtrisant la représentation qu’il a des choses. Il ne s’agit donc pas d’une morale qui fait abstraction du monde extérieur, mais plutôt d’une morale qui commande de comprendre le monde, c’est-à-dire d’en construire une représentation intelligente, qui pondère la valeur des choses en fonction du pouvoir que l’on peut avoir sur elles.