Comment faire de la prévention sans répression ?

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L'analyse du professeur


« Mieux vaut prévenir que guérir » : l’adage galvaudé est plus surprenant qu’il n’y paraît. Il recommande en effet de prendre des précautions afin de ne pas avoir à faire face aux effets pervers d’une décision. Toutefois, rien n’est parfaitement prévisible, dans la mesure où il est évident, au moins depuis les stoïciens (Épictète), que « tout ne dépend pas de nous ». Par ailleurs, ce qui peut m’apparaître comme bon ne l’est pas nécessairement pour autrui, et tout dépend de la façon dont les conséquences de mon action affectent autrui, et de qui j’ai l’intention de protéger. Paradoxalement, la possibilité de prévenir dépend donc partiellement de la connaissance effective de mes erreurs, ce qui semble condamner toute prévention parfaite avant d’avoir fait l’expérience de ses propres erreurs. Au regard de la difficile évaluation des conséquences d’une action, se demander comment il est possible de faire de la prévention sans répression n’est pas dépourvu d’intérêt, particulièrement dans le monde de l’entreprise. Il semble en effet que l’entreprise s’offre comme un lieu privilégié de compréhension du rapport entre prévention et répression, dans la mesure où une entreprise est en quelque sorte une organisation paradoxale : d’une part, elle ne peut se passer de règles de fonctionnement qui encadrent la coopération de l’ensemble de ses employés afin que soit rationalisée son fonctionnement, mais d’autre part, il apparaît réciproquement que ces règles ne peuvent être perçues comme trop autoritaires ou directives, le risque étant alors de briser l’innovation et la créativité des acteurs de l’entreprise au point de réduire le capital humain à un main d’œuvre purement instrumentalisée. Le problème posé par ce sujet est alors double : peut-on légitimer un critère a priori de prévention sans le fonder sur l’expérience des erreurs de l’action et des possibilités de répression qu’elles permettent de concevoir, et peut-on espérer que la répression soit par elle-même suffisante et adéquate pour dissuader d’une action et permettre de fonder un consensus opératoire et optimal entre les parties prenantes ? Le paradoxe est patent : la répression cadre autant qu’elle castre, mais la prévention ne semble pouvoir se dispenser d’une répression, notamment au regard de la nécessité de direction propre à la rationalité d’entreprise. Nous chercherons tout d’abord à montrer que la prévention semble par définition antithétique de la répression. Mais nous en viendrons à creuser les limites d’une telle conception, tant la prévention semble participer d’une appréhension trop souple pour limiter efficacement les dangers de la liberté qu’elle laisse. Il nous faudra alors dépasser le paradoxe de l’efficacité de la répression, en montrant qu’il n’est envisageable de s’en affranchir qu’à la condition de repenser les modalités de la décision.

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Plan proposé

Partie 1 : L’antithétique de la répression et de la prévention.

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Prévenir relève d’une logique de la « prudence » (Aristote, Éthique à Nicomaque) et du conseil. Une telle démarche suppose donc d’enjoindre plutôt que de dissuader, de guider plutôt que d’interdire. À cet égard, le rôle de la prévention est d’attirer l’attention de celui qui agit, de l’avertir des risques qu’il prend, en lui donnant les moyens de mieux évaluer les conséquences de son action.

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La finalité de la prévention est donc l’autonomie, entendue au sens de l’auto-nomos, la capacité à accepter soi-même les règles de ses actes. Distinguée par Rousseau (Du contrat social) de l’indépendance (liberté naturelle, celle du sauvage qui veut satisfaire tous ses désirs), l’autonomie est donc la forme civile de la liberté, celle qui implique que l’homme agit en considération des autres détenteurs de liberté.

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Conçue ainsi, dans le contexte d’une coexistence politique des libertés humaines, la prévention se doit donc de libérer sans contraindre. Toutefois, cette définition abstraite ne résiste pas à l’expérience des faits. Si Rousseau concède en effet que celui qui ne parvient pas à l’autonomie pourra être « forcé à être libre », il concède explicitement que la prévention (incitation à agir de façon responsable) ne peut ultimement se départir d’une forme de répression (sanction de celui qui continue à agir aveuglément, sans considération des autres).

Partie 2 : De l’ambiguïté de la nécessaire répression.

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Accorder la nécessité de la répression n’est toutefois que le point de départ de la réflexion. Il s’agit en effet de remarquer qu’une pure et simple répression ruine absolument la prévention. La peur du glaive n’est en effet qu’une façon d’infantiliser celui qui agit, qui ne devient alors vertueux que parce qu’il a peur de la loi qui le menace. Kant (Fondation de la métaphysique des moeurs)définit d’ailleurs la liberté comme « la présence de la loi morale en moi ». Il semble ainsi que la seule répression qui soit efficace et non destructrice de la liberté est celle que le sujet est capable d’intérioriser. Allier logique de la prévention et efficace de la répression conduit ainsi à considérer qu’il faut trouver le moyen de faire intégrer et intérioriser l’interdit sans le donner comme une sanction purement extérieure et menaçante.

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La prévention semble alors devoir se doter d’une dimension nouvelle, qui est celle de l’intériorisation de la norme, de la même manière que, dans le développement psychologique de l’enfant, Freud (Métapsychologie) constate qu’il intériorise les interdits sociaux (le Surmoi). Le problème devient donc de savoir comment parvenir à intégrer psychologiquement la répression, de façon à ce qu’elle devienne une composante de l’autonomie du sujet. Si la solution du conditionnement psychologique de l’acteur de l’entreprise peut à bon droit susciter quelques réserves (en rappelant les méthodes les plus frustres de la gestion managériale des années 70), rien n’empêche d’en concevoir des formes plus participatives (comme les stages et voyages d’intégration qu’effectuent les entreprises), afin de sensibiliser le salarié aux méthodes et dispositions qu’il doit développer afin de se comprendre comme partie intégrante d’une entité qui dépend de la convergence des logiques individuelles.

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Toutefois, la limite de telles politiques d’entreprise est celle de tout conditionnement : elles dressent plus qu’elles n’éduquent, et finissent par ruiner insidieusement la liberté et le potentiel d’innovation de celui qui agit. Autrement dit, il semble qu’une telle conception de la prévention risque de conduire à cloner les acteurs et à appauvrir la richesse humaine de toute entreprise.

Partie 3 : Repenser la décision pour atteindre la prévention.

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Plutôt que de pencher pour un conditionnement, il semble donc qu’il faille plutôt jouer sur les ressources de la rationalité de l’acteur. Il apparaît en effet que, dans le contexte d’incertitude caractérisant le monde du travail aujourd’hui (non pas tant du point de vue de la stabilité de l’emploi, que du point de vue de l’importance du potentiel d’adaptation à des formes régulièrement changeantes de travail), il est important de pouvoir compter sur les ressources, la créativité et l’autonomie de chacun. Aux antipodes d’une conception répressive, cette appréhension de la liberté de chacun implique réciproquement que soit développée une « éthique de la responsabilité » (Weber, Le savant et le politique), c’est-à-dire que chacun soit placé devant ses propres responsabilités (et donc devant ses éventuels manquements).

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Le corollaire d’une telle éthique est le développement d’une éthique de la conviction (Weber, idem), c’est-à-dire d’une culture des valeurs fondamentales justifiant d’une action. Appliquée à l’entreprise, cette exigence éthique (qui recoupe l’éthique de l’entreprise) revient à assumer et généraliser la définition et la connaissance des valeurs (la charte éthique) qui guident l’action de tout membre de l’entreprise, et à rendre chacun comptable du respect de ces valeurs. Autrement dit, on ne peut rendre chacun autonome qu’à la condition de lui demandant de souscrire à des valeurs dont il se rend personnellement responsable lors de son action.

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Loin d’une conception paternaliste de l’entreprise (où chaque salarié-enfant est le rouage de la volonté de la direction paternelle), cette approche nouvelle de la prévention revient en réalité à intégrer les mécanismes préventifs en amont de l’action, à une nouvelle culture de la décision. Formalisée dans le domaine de la réflexion politique par Jürgen Habermas dans L’éthique de la discussion, ce nouveau paradigme revient ainsi à mettre en place des procédures collectives de résolution des problèmes et d’aide à la décision. Parfois qualifiée de démocratie d’entreprise (Marc Fleurbaey, Capitalisme ou démocratie), il s’agit donc de considérer la prévention comme une nouvelle antithèse de la répression, puisque l’entreprise n’est plus conçue comme une structure purement hiérarchique, mais comme un collectif aux responsabilités différenciées.