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Don Juan, grand seigneur et méchant homme, se situe au cœur du problème de la liberté négative : il est celui qui blasphème et agit au mépris de la dignité des femmes et des autres hommes. Son action semble en ce sens ne répondre qu’à son désir, à la façon dont il rationalise son intérêt, et rien ne paraît pouvoir faire obstacle à sa volonté de tout faire pour être heureux. Il semble en ce sens qu’une définition de la liberté comme absence d’entrave, telle qu’elle se trouve ici définie par Taylor et telle qu’elle a été rendue célèbre par Berlin avant lui, se heurte nécessairement à des obstacles. La DDHC n’affirme-t-elle pas du reste que « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » ? Cet exemple pose en ce sens la question de savoir si un homme peut s’arroger le droit de tout faire pour être heureux. Cette question engage à réfléchir au problème de l’usage qu’un homme est capable de faire de sa liberté. Il s’agit plus exactement de réfléchir à deux difficultés implicitement présentes dans ce sujet. D’une part, l’homme est-il libre, c’est-à-dire a-t-il la possibilité d’agir comme bon lui semble ? D’autre part, l’homme est-il légitimement égoïste, c’est-à-dire a-t-il le droit, au sens juridique comme au sens moral, d’agir uniquement en considération de son plaisir et de ses possibilités, sans considération positive des autres ? Ces deux dimensions du problème sont intimement liées et conduisent à envisager ce sujet comme une interrogation fondamentale et appliquée sur l’essence et l’existence de la liberté.
Nous chercherons tout d’abord à montrer que malgré le conditionnement qui paraît limiter la possibilité qu’existe quelque chose comme une liberté, l’homme peut toujours se représenter comme libre. Nous en viendrons donc à nous demander en quoi cette représentation de la liberté peut contenir un droit à agir sans considération des limites morales et politiques du devoir, uniquement pour satisfaire sa conception personnelle du bonheur. Nous serons ainsi enfin conduits à montrer qu’il est faux d’opposer égoïsme et altruisme, et qu’il faut au contraire considérer que l’homme est soumis aux lois de l’autonomie, c’est-à-dire ne peut être heureux qu’en comprenant qu’il ne peut pas tout faire.
[...]La possibilité d’agir comme bon nous semble paraît se heurter au fait que tout chose semble prise dans un réseau de causalité qui interdit de penser un acte parfaitement libre, comme le démontre par exemple Spinoza dans l’Appendice du livre 1 de l’Éthique.
Il semble toutefois que le fait que chaque action puisse être expliquée rétrospectivement par la présence d’une cause qui l’aurait déterminée n’empêche pas à un individu d’avoir l’impression d’être maître de soi. Le sentiment du libre arbitre, et la possibilité de constater que des actions sont causalement possibles selon cette représentation, permet alors de penser, comme l’affirme Kant dans la Critique de la raison pratique, que l’homme peut se représenter comme libre.
Il faut toutefois concéder que la représentation que l’homme a de sa liberté ne peut être infinie, dans la mesure où certaines contraintes sont indépassables empiriquement. Les lois de la nature font donc obstacle à la liberté, au sens où un homme ne peut par exemple s’affranchir de la pesanteur ou devenir immortel, quand bien même il le voudrait, ainsi que le concède Descartes dans ses Lettres à Élisabeth.
Dès l’instant où l’homme peut se représenter comme une sujet doté d’un libre arbitre, il semble possible de considérer qu’il est le seul sujet de son action, c’est-à-dire qu’il pense les choses en fonction de son intérêt et agit afin de réaliser ce qui est bon pour lui. C’est en quelque sorte un droit illimité à toute chose qui le caractérise à l’état de nature, tel que le montre par exemple Locke au début du Traité du gouvernement civil.
L’exercice de la liberté personnel, et le droit de savoir ce qui est bon pour soi, impliquent alors nécessairement une forme de guerre du chacun contre chacun, au sens où Hobbes la conçoit, dans le Léviathan, comme une forme de rivalité primitive des hommes sauvages. Par conséquent, il ne serait pas faux de dire que non seulement l’homme peut tout faire, mais également qu’il a intérêt à prévenir plutôt que de guérir, en s’assurant que les autres ne peuvent lui nuire, et donc en les détruisant ou les manipulant pour les neutraliser.
Néanmoins, cet état de guerre permanente est chaotique, comme le signale Hobbes en identifiant une constante « peur de la mort violente » qui caractériserait l’homme à l’état de nature. Dès lors, s’il est théoriquement possible de tout faire pour être heureux, tout faire, et spécialement faire le mal pour s’assurer d’un plus grand bien égoïste, semble peut cohérent tout autant qu’indéfendable moralement.
Si le fait d’être heureux signifie le bonheur de l’individu, il faut donc peut-être opposer plaisir et bonheur, et considérer que si l’homme peut tout faire (ou presque), il n’a pas intérêt à tout faire, parce qu’il agirait alors comme un sauvage qui ne peut s’assurer d’une pérennité de son bien-être dans le temps (ce qui est la définition du bonheur). Il paraît donc plus rationnel et raisonnable de ne pas faire ce qui peut nuire aux autres, ce que recommande d’ailleurs Locke en insistant sur le fait que la société ne peut exister qu’à la condition que les hommes mettent en place un contrat civil et légal désignant un arbitre étatique commun (Traité du gouvernement civil).
Cette contrainte sociale peut d’ailleurs être envisagée comme un processus d’éducation de l’homme à son humanité : en apprenant à connaître et à comprendre les autres, l’homme réalise qu’il dépend des autres et que sa vraie nature est politique, comme le théorise Aristote dans Le politique. Autrement dit, et ce sera le sens des droits de l’homme et de la définition de la liberté comme action respectueuse de la liberté des autres, l’homme ne peut faire que ce qu’il autorise un autre à faire, c’est-à-dire ce qu’il est prêt à accepter de tout autre sans que cela ne puisse nuire à son propre bonheur.
Il est même possible de considérer que le respect de la liberté politique est le fondement d’une autonomie au sens moral. L’homme en effet prend conscience qu’il a des devoirs à l’égard des autres parce qu’il réfléchit à sa liberté en fonction du bien des autres, et du fait que les autres doivent réfléchir à son propre bien. C’est ce que Kant nomme la « maxime d’universalisation » propre au devoir et à l’impératif catégorique, c’est-à-dire le fait que l’homme n’a le droit (au sens morale et politique) de faire uniquement ce qui peut être érigé en maxime d’action pour tout autre homme placé dans les mêmes conditions que lui. C’est également et surtout ce qui se trouve défendu par Charles Taylor dans Multiculturalisme, différence et démocratie, où il montre qu’il faut prendre en compte l’épaisseur morale de notre attachement positif à certaines valeurs qui nous lient à notre histoire et à notre communauté politique afin de penser quelque chose comme une liberté politique.
La liberté comme pouvoir d’agir sans considération des autres, et selon une volonté égoïste indépendante du monde, est un mirage. L’homme ne peut en effet atteindre le bonheur parce qu’il est limité naturellement et socialement. L’homme rationnel et raisonnable prend donc conscience qu’il ne peut tout faire pour être heureux, et que seule la régulation de son agir et de celui des autres est la condition du bonheur, c’est-à-dire d’un état le plus durable possible de satisfaction.