Boèce, La consolation de la philosophie, chap. 3

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L'analyse du professeur


Malgré la sécularisation des sociétés contemporaines, la question du religieux ne cesse pas de préoccuper les citoyens, ne serait-ce que parce que, comme a pu le remarquer Max Weber dans Le savant et le politique, une possible « guerre des dieux » pointe à l’horizon de sociétés « désenchantées » dans lesquelles les repères moraux ont tendance à devenir moins cardinaux et plus relatifs. L’intérêt d’un retour à la pensée théologique, et à la manière dont cette pensée abordait le lien entre vérité céleste et vérité terrestre, est en ce sens important.

C’est d’une certaine manière la question qu’aborde le texte de Boèce soumis à notre étude. Le livre présente une définition du faux bonheur qui se trouve assimilé à la recherche de plaisirs terrestres. Boèce reprend à son compte un débat antique portant sur la nature du désir, et sur son impact sur l’éthique de la vie humaine. Ce débat est notamment incarné par l’opposition des conceptions stoïcienne et épicurienne. Selon la première, le bonheur est le renoncement à tout ce qui ne dépend pas de nous, y compris les choses qui peuvent nous rapporter du plaisir, dans la mesure où ces choses développent une dépendance à l’égard de ce qui n’est pas contrôlable (Manuel d’Épictète) alors que pour la seconde, le bonheur revient à ne vouloir que les désirs naturels, en se méfiant des plaisirs artificiels et non nécessaires (Lettre à Ménécée, Épicure). Le faux bonheur serait le fait de vouloir les choses matérielles, c’est-à-dire n’accorder d’importance qu’aux choses qui satisfont le corps, et non celles qui satisfont l’âme.

Nous nous efforcerons de montrer que la conception de Boèce peut se comprendre comme une relecture de la conception platonicienne du bien et du vrai. Cette relecture est néanmoins une réinterprétation qui donne plus de poids au désir que ne le fait Augustin à la même époque, en séparant plus radicalement la cité terrestre de la cité céleste.

[...]

Plan proposé

Partie 1 : La morale se situe dans l’atteinte de l’intelligible.

a ) La référence à Platon : le modèle de l’intelligible.

Boèce adopte une conception morale et intellectuelle platonicienne dans ce texte, en montrant que la vérité se situe dans le fait d’adopter une position d’unification du matériel et du spirituel. À ses yeux, comme pour Platon lorsqu’il montre que la matière n’a de sens qu’au regard de la façon dont la raison lui donne sa raison d’être, il faut donc n’accorder d’importance aux choses matérielles qu’en tant qu’elles permettent de saisir ce qu’il y a d’intelligible en elles. Selon le modèle de la « ligne de la connaissance », que Platon décrit dans la République, il y a donc un cheminement de l’esprit vers l’intelligible, cheminement qui permet de réconcilier la raison avec le réel, en éliminant de ce réel ce qu’il a de fallacieux.

b) La Bible comme cadre de référence.

Boèce réinvestit par analogie ce raisonnement dans un cadre religieux chrétien, selon lequel les mystères bibliques, et notamment l’union de l’âme et du corps, ou encore la réincarnation du Christ, sont en réalité des preuves de l’existence de Dieu et de la nécessité de la morale, à la condition toutefois de saisir que le rapport aux choses terrestres (immanentes) n’a de sens que comme levier de transcendance, c’est-à-dire comme façon de se rapporter intellectuellement et morale à l’unité du Vrai et du Bien que constitue l’intellect de Dieu.

c) Dieu comme fin morale.

Cette conception morale lui permet ainsi de définir une éthique du comportement selon laquelle ce qui n’est pas divisé par nature ne peut l’être dans les actes. Cela signifie que toutes les choses n’ont de raison d’être qu’en fonction d’un créateur, et que cette dépendance exige de n’agir en considération des choses temporelles que dans la mesure où ces choses ont une valeur morale. Autrement dit, tout ce qui peut détourner d’une interprétation morale n’a aucune valeur, et il faut s’en détourner pour ne vivre que dans la mesure la transcendance qui est la raison d’être de l’âme dans le corps.

Partie 2 : Une morale proche de l’expérience sensible : l’opposition à Augustin.

a) La raison contre la foi : l’explication de l’origine du monde.

À la différence de Boèce, Augustin, dans ses Confessions ne voit dans la certitude rationnelle qu’une forme inférieure de certitude : elle n’est à cet égard que vanité si elle cherche à percer le mystère de la création. Augustin refuse donc les prétentions de la raison à expliquer l’origine du monde, à la différence de Boèce qui cite le Timée de Platon et donne une valeur à la cosmogonie de Platon.

b) Le fondement de la morale.

Il découle de l’opposition précédent que la raison ne peut être un appui de la vie morale pour Augustin : cela entraîne un rejet de la morale fondée en raison, c’est-à-dire un rejet de la vie terrestre, qui ne peut recéler les traces de la perfection divine, si ce n’est dans les sentiments moraux que peut développer l’homme. À l’inverse, pour Boèce, l’idée est de montrer que la pensée est d’un secours important, même si la raison ne saurait être autonome : par conséquent, les mystères de la foi sont analysés de façon convergente par la raison et le sentiment, mais la philosophie a un rôle de médiateur vers la foi, alors qu’elle doit, pour Augustin, s’abolir dans une forme de conversion de l’esprit vers Dieu.

c) La valeur laïque de la philosophie chrétienne.

La force de la position de Boèce est qu’elle ne présuppose pas la croyance et ne cherche pas à faire appel à un sentiment intérieur. L’itinéraire de l’esprit vers Dieu, au sens de Saint-Bonaventure, se retrouve ici dans le dialogue entre celui qui s’interroge et celle qui enseigne. Si la forme dialectique rejoint la maïeutique de Platon, on peut considérer ici que Boèce écrit pour celui qui contesterait rationnellement la foi : il montre qu’il est possible de convaincre et convertir l’esprit humain sans nécessairement faire appel au sentiment.