Bertrand Russell, Les problèmes de philosophie (extrait)

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L'analyse du professeur


Pour Alain, « le doute est le sel de l’esprit ». Le philosophe français constatait en effet, dans ses Propos sur le pouvoir, que « croire est agréable », mais qu’il s’agit « d’une ivresse dont il faut se passer », sous peine de voir notre liberté essentielle devenir un mirage ou un lointain souvenir. De façon analogue, Bertrand Russel fait ici un éloge du doute, et de la façon dont la philosophie le cultive, et pose en creux le problème de la valeur et du sens de la vérité. Comment en effet ne pas penser que le doute est également risqué, puisqu’il sape le fondement des certitudes, et érode toutes les convictions de vérité, au point de vouer son artisan à la perplexité et à la velléité ? Réciproquement, ne faut-il pas penser que le doute préserve celui qui le développe d’actions trop rapides et mal pensées ? Nous tâcherons d’analyse ce paradoxe en scindant le texte en deux moments d’argumentation. Dans un premier temps, Russel défend l’idée que la philosophie permet à l’homme de douter, et de faire ainsi table rase de ses préjugés ou de ses certitudes, attitudes de pensées pourtant paradoxalement utiles pour une action précise et résolue. En ce sens, Russel parvient à défendre, dans un second temps, une conception différente de l’action, puisqu’il montre que le doute permet à l’homme d’agir de façon plus sage et responsable, c’est-à-dire en maîtrisant les raisons de son action et les conditions de ses choix moraux.

[...]

Plan proposé

Partie 1 : La philosophie comme apprentissage du doute et de la perplexité : une définition classique.

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« La valeur de la philosophie doit être cherchée pour une bonne part dans son incertitude même » La phrase peut paraître paradoxale de prime abord : comment ce qui est incertain peut-il avoir une valeur ? Ne faut-il pas au contraire préférer les choses certaines et assurées ? En réalité, au regard de l’histoire de la philosophie, Russel produit ici une définition classique de cette discipline ou méthode, puisqu’elle revient à dire que la philosophie est d’abord un apprentissage de l’ignorance (comme le dit Socrate), c’est-à-dire une façon d’apprendre à se méfier de préjugés ou de convictions trop hâtives, et qui risquent de nous induire en erreur.

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« Celui qui n'a aucune teinture de philosophie traverse l'existence, emprisonné dans les préjugés qui lui viennent du sens commun, des croyances habituelles à son temps et à son pays , et des convictions qui se sont développées en lui sans la coopération ni le consentement de sa raison ». Russel prolonge ici, et explicite l’idée précédente, puisqu’il montre que la philosophie apprend à se déprendre de ses certitudes. Il insiste sur le fait que toute éducation, et toute connaissance, sont construites en fonction d’un contexte : elles sont donc relatives, et ne peuvent prétendre à toucher un vrai parfait et absolu.

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« Pour un tel individu, le monde est sujet à paraître précis, fini, évident ; les objets habituels ne lui posent aucune question et les possibilités non familières sont dédaigneusement rejetées ». La philosophie est donc présentée comme l’apprentissage d’un questionnement rationnel, c’est-à-dire comme l’apprentissage d’une façon de se poser des questions intelligentes, qui paralysent moins qu’elles n’instruisent sur la raison d’être des choses, et sur la difficulté de les connaître.

Partie 2 : La philosophie comme connaissance raisonnée du possible.

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« Dès que nous commençons à philosopher , au contraire, nous trouvons que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne conduisent à des problèmes auxquels nous ne pouvons donner que des réponses très incomplètes ». Russel insiste ici sur le caractère profondément déstabilisant de la philosophie. L’effet immédiat de cette familiarité philosophique est en quelque sorte un éloignement du quotidien, puisque la philosophie montre que la plupart des modalités de fonctionnement que nous pouvions jusqu’à présent avoir sont fragiles, relatives, et susceptibles de provoquer des erreurs.

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« La philosophie, bien qu'elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la vraie réponse aux doutes, qu'elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la vraie réponse aux doutes qu'elle élève, peut néanmoins suggérer diverses possibilités qui élargissent le champ de nos pensées et les délivrent de la tyrannie de la coutume ». Toute la subtilité de la philosophie tient donc aux possibles qu’elle ouvre, c’est-à-dire au fait qu’elle ne stérilise pas celui qui doute, mais l’enrichit d’une réflexion qui lui permet de concevoir des alternatives à ses comportements ou à ses choix habituels. La philosophie est donc un apprentissage du choix, et une formation à la pertinence des jugements.

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« Tout en diminuant notre certitude à l'égard de ce que sont les choses, elle augmente beaucoup notre connaissance à l'égard de ce qu'elles peuvent être ; elle repousse le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n'ont jamais pénétré dans la région du doute libérateur et garde vivace notre sens de l'étonnement en nous montrant les choses familières sous un aspect non familier » La connaissance de la philosophie est donc une connaissance du possible, ou des possibles, c’est-à-dire une connaissance du devoir plutôt que de l’être. La philosophie nous confronte à ce qu’il faut faire, à partir de ce que l’on peut faire : elle nous oblige à raisonner afin de parvenir à la solution la meilleure.