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Dans Fin de partie, Nagg et Nell peinent à trouver les mots qui leur permettraient de traduire leurs pensées. Il sont en quelque sorte englués dans la matérialité des mots, comme si ces mots empêchaient leur pensée de s’exprimer, de communiquer, de se réfléchir. Le langage entretient en ce sens un rapport paradoxal à la pensée : il semble la réaliser comme y faire obstacle.
Il semble que le texte de Bergson ici soumis à notre étude et tiré de L’énergie spirituelle invite à réfléchir à ce rapport paradoxal. L’auteur y défend en effet la thèse selon laquelle l’effort de l’écriture, de la mise en mots, transcende la pensée à laquelle elle fait en même temps obstacle. La matérialité de l’œuvre semble en ce sens un catalyseur de la spiritualité. Cependant, un tel paradoxe paraît en même temps peut-être largement rhétorique, dans la mesure où il donne aux mots un pouvoir de formulation et une autonomie peu vérifiables, dans la mesure où il ne sont au fond que les outils de la pensée. Peut-on en ce sens distinguer véritablement une matérialité du mot et fonder dans cette matérialité une forme de pouvoir d’évocation ?
Nous chercherons tout d’abord à montrer que le texte défend l’idée d’une pensée qui n’est que puissance sans le support des mots. Nous en viendrons ensuite à saisir en quoi la matérialisation de la pensée relève d’un effort qui l’actualise. Nous achèverons notre lecture en tentant de comprendre pourquoi la matière des mots peut être compris comme une stimulation nécessaire de la pensée.
[...]Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu'elle s'éparpille en mots : Bergson défend ici l’idée d’une pensée qui est confuse en soi, c’est-à-dire qui dans sa nature n’est pas consciente et transparente. La pensée est donc par nature condensée et « en soi », qui ne devient « pour soi » que lorsqu’elle se déploie et se traduit en mots.
nous ne nous rendons bien compte de ce que nous avons dans l'esprit que lorsque nous avons pris une feuille de papier, et aligné les uns à côté des autres des termes qui s'interpénétraient. (...) Les mots ont donc le pouvoir de dévoiler la pensée en la déployant, c’est-à-dire en révélant ce qui est compris en elle. Les mots sont donc des traductions décomposant la pensée, mais cette décomposition est également une transformation de la nature de la pensée puisque cette dernière n’est pas elle-même composée.
La pensée qui n'est que pensée, l'œuvre d'art qui n'est que conçue, le poème qui n'est que rêvé ne coûtent pas encore de la peine ; Les mots semblent même dire plus que la pensée, dans la mesure où ils expriment ce que la pensée contient. Il faut donc concevoir les mots comme la réalisation de la pensée, comme l’actualisation d’une puissance qui ne vient à la conscience qu’à la condition d’être formulée. Autrement dit, la pensée n’est elle-même qu’un germe que les mots développent et expriment pleinement.
c'est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort.
Les mots jouissent de ce privilège parce qu’ils sont matériels. La matérialité du mot s’oppose à la spiritualité de la pensée. Une telle matérialité du mot se constate dans la nature de l’œuvre d’art, qu’elle soit poème, statue ou tableau. Dès lors, il faut concevoir le passage entre le spirituel et le matériel comme problématique, raison pour laquelle Bergson évoque l’idée qu’il s’agit d’un effort.
L'effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l'œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu'il n'y avait,
Un tel effort, qui signifie littéralement le déploiement d’une force, correspond à ce que les philosophes grecs comme Aristote désignaient par « entéléchie », c’est-à-dire passage de la puissance à l’acte. L’entéléchie correspond au fait d’extirper une chose, de développer l’existence à partir de l’essence. Il faut donc concevoir cette existence comme une révélation de l’essence, dont la valeur dépend du fait qu’elle explicite ce que l’essence contenait encore implicitement.
on s'est haussé au-dessus de soi-même.
Il y a à cet égard transcendance : le langage exprime la pensée et lui donner une matérialisation qui n’est pas inférieure, mais supérieure ontologiquement. En effet, le langage fait être ce qui n’était que tu dans la pensée : il matérialise et donne naissance à ce qui n’était qu’en germe dans l’esprit. Se hausser au-dessus de soi-même veut donc dire produire une réflexion, se réfléchir pour s’exprimer.
Or, cet effort n'eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu'elle oppose et par la docilité où nous pouvons l'amener,
Bergson insiste ici sur le rôle médiateur de la matière. À ses yeux en effet, l’expression requiert une matérialité : elle ne peut être sans matérialité. L’existence matérielle du mot est en effet l’existence d’un support objectif, d’une chose qui possède son propre être. Lorsque je prononce le mot, je suis donc confronté à la matérialité du sens.
elle est à la fois l'obstacle, l'instrument et le stimulant ;
La production du mot ou toute matérialité d’une œuvre oblige donc celui qui la produit à se confronter à un être qui se détache de soi et pourtant renvoie à ce que l’on a produit. Il s’agit donc d’une chose qui est soi sans être soi. D’où l’idée d’un obstacle, mais qui est en même temps le support de la pensée et l’occasion d’une réflexion sur ce qui a été produit. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tout discours peut à la fois nous apparaître comme ce que l’on prononce et ce qui peut nous échapper.
elle éprouve notre force, en garde l'empreinte et en appelle l'intensification.'
La matérialité du discours doit en ce sens être conçue comme une existence propre de la spiritualité qui stimule cette spiritualité en la confrontant à elle-même. Il y a dans l’expression une forme d’intensité et de dynamique qui échappe à la pensée et la sollicite, ne serait-ce que par son interprétation.
À l’issue de cette analyse du texte de Bergson, il nous faut donc comprendre que le problème que posait ce texte était celui de saisir en quoi l’existence matérielle du mot n’était pas paradoxale, comme à la fois obstacle et catalyseur de la pensée. Le texte répond à ce paradoxe en expliquant que la matérialité du mot dépend d’un effort qui doit être conçu comme l’actualisation d’une puissance spirituelle. Autrement dit, la pensée ne peut se réaliser sans s’objectiver, sans se dire, sans faire œuvre. Par conséquent, si le mot est bien une excroissance matérielle qui dénature la pensée, il est en même temps et surtout le moyen pour la pensée de se réfléchir et de continuer à se penser. À cet égard, la matérialité du mot oblige la pensée à être dialogue, au moins en sa conception et sa formulation.