L'analyse du professeur
La philosophie, depuis son origine grecque, est souvent assimilée à une recherche de la vérité en vue de la sagesse. De fait, l’œuvre d’Aristote par exemple, peut être vue comme la tentative de catégoriser le réel (une enquête ontologique, qui identifie d’abord l’être à la substance) afin de déterminer ce qu’il faut faire, ou à quel modèle de vertu s’identifier. À cet égard, la raison, telle qu’elle a pu tenter de fournir à la métaphysique son principe directeur, est apparue comme une méthode (Descartes) décodant le réel, et restituant l’homme à une vie intelligente et maîtrisée, sans médiation ni obstacle.
C’est à cette vaste problématique que se rattache en un sens le texte qui est soumis à notre étude, dans la mesure où il se propose de prendre à rebours l’histoire de la métaphysique en défendant au contraire l’idée que le rapport juste aux choses ne se construit pas selon le processus de la conscience rationnelle, et ne peut ainsi se résumer à la production d’une signification simplifiée et utile. Si cette thèse a pu être défendue par d’autres auteurs critiques de la conscience ou de la conscience morale (Nietzsche ou Marx par exemple), Bergson parvient néanmoins à ne pas réduire sa démonstration à la répétition d’une critique de la métaphysique, puisqu’il en vient à défendre l’idée d’une fonction de vérité spécifique à l’art, fonction selon laquelle l’art deviendrait un moyen d’atteindre l’authenticité du réel, et d’accéder au principe naturel de la vie.
Si l’art à donc cette fonction de réconciliation de l’homme avec la nature, il s’agira donc d’analyser, dans un premier temps, de comprendre ce à quoi l’art nous donne accès. Nous pourrons ainsi, dans un second temps, saisir que le voile de la conscience rationnelle n’est pas en soi une imperfection blâmable, dès l’instant où il ne prétend pas donner accès à la vérité ultime des choses.
[...]
Plan proposé
Partie 1
a
Quel est l'objet de l'art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l'unisson de la nature.
B définit ici la fonction de l’art comme une fonction de révélation, qui a pour objet de mettre au jour la nature des objets de la nature, et de donner un accès privilégié à la réalité. L’art produit ainsi un unisson de la nature, qui permet à celui qui y vit de la contempler sans les obstacles classiques s’opposant à la perception sensorielle.
b
Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l'espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique
B prolonge la situation d’accès à la nature, en décrivant de façon poétique le rapport au réel. Il ne s’agit pas simplement d’une inspiration littéraire, mais le ton qu’adopte l’auteur reflète ce rapport original et fictif que nous pourrions avoir de façon authentique avec la nature. Il met ainsi en lumière le caractère intime et élégiaque de l’accès au naturel, et montre que la nature ne serait pas perçue de façon strictement logique et mathématique. L’art n’est donc en réalité pas seulement un discours imagé sur la nature, mais il détient la signification de la réalité, comme le montre la statuaire antique, qui a le pouvoir de magnifier le corps humain, et de ne pas le résumer à la simplicité de sa perception quotidienne.
c
Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure.
La nature serait en ce sens plus vécue que pensée, et la réceptivité (passivité) de notre rapport au monde déterminerait un jeu d’échos dans une vie intérieure (profondément enracinée en nous), qui ne saurait ainsi se résumer aux catégories rationnelles de la conscience pensante. Le paradoxe du rapport authentique à la nature vient à cet égard du fait que la perception profonde de la nature (par la médiation de l’art) revient en fait à une perception de soi, qui découvre donc la nature en l’homme.
Partie 2
a
Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n'est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? Entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète.
B précise le problème de la conscience rationnelle des choses, qui ne donne pas accès au réel vivant, mais à une pure simplification logique et utile de ce réel. Comparant le fonctionnement habituel et commun de la conscience à celui d’un mécanisme voilé, il montre ainsi que nous n’avons pas de conscience parfaite de la réalité qui nous entoure en raison d’un obstacle à la perception directe des choses. L’art n’est donc pas, contrairement à un préjugé souvent avancé, un intermédiaire opacifiant le réel au moyen d’un langage imagé et métaphorique, mais il est un langue facilitant l’accès au réel, en levant ou atténuant le voile des choses.
b
Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu'elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c'est n'accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s'obscurcir ou ne nous arriver que confusément.
Le voile de la conscience rationnelle des choses, pour paradoxal qu’il puisse apparaître, n’en est pas moins nécessaire, puisque sa capacité à simplifier et schématiser le réel permet de donner un accès rapide à ce réel. L’utile est privilégié sur l’agréable, et la raison parvient ainsi à s’ériger en principe directeur de l’action, sans pourtant pouvoir, en dernière instance et au fond des choses, atteindre la réalité authentique et la vie elle-même.
c
Je regarde et je crois voir, j'écoute et je crois entendre, je m'étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j'entends du monde extérieur, c'est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c'est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l'action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu'une simplification pratique.
L’idée de simplification pratique est la pierre de touche de l’argumentation, puisqu’elle montre à la fois ce que le réel rationnel a de vrai et d’efficace : sa dimension pratique et utilisable, et ce qu’il a de trompeur ou de réducteur : sa méthode de réduction de la diversité et de la profondeur à une surface stricte.