Aubert - L’urgence, symptôme de l’hypermodernité (extrait)

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L'analyse du professeur


Lorsque Descartes envisageait que l’homme « se rende comme maître et possesseur de la nature » (Discours de la méthode), il entrevoyait que la science et la technique deviennent les fers de lance d’une rationalité du sujet à partir de laquelle le développement des sociétés modernes permettrait à l’humanité de dominer la nature et de maîtriser son existence. Désormais libéré de sa soumission à l’égard des choses naturelles, l’homme pourrait ainsi agir à sa guise et selon sa liberté au point de n’avoir d’autres normes peut-être que celles de son désir et des modalités de réalisation de ses envies les plus débridées.

C’est d’une certaine manière l’aboutissement ou les derniers développements de ce processus que Nicole Aubert envisage dans le texte qui est ici soumis à notre étude, extrait de L’urgence, symptôme de l’hypermodernité : de la quête du sens à la recherche des sensations. Elle y défend la thèse selon laquelle le rapport au temps de l’homme hypermoderne aurait été bouleversé. Néanmoins, il s’agit moins de voir les derniers développements de la modernité comme ceux d’une maîtrise sage et parfaite du temps, que de constater que la modernité s’est retournée contre elle-même : elle est devenue « hypermoderne » parce que l’homme s’est trouvé piégé par un nouveau rapport au temps où l’immédiateté et l’urgence l’engluent dans un présent condamné à accueillir le maximum des désirs les plus instantanés, désirs qui ne peuvent être pleinement satisfaits et qui se traduisent par une quête insatiable de sens et de jouissance. Un paradoxe semble donc structurer ce texte et agir comme une fatalité pour une humanité qui devient prisonnière des modalités de son développement.

Nous nous efforcerons ainsi de montrer que le texte affirme dans un premier temps que la volonté de maîtrise du temps a abouti à une accélération forcenée et aliénante (lignes 1 à 8). Nous en viendrons, dans un second temps, à constater que le double visage de cette aliénation sont l’immédiateté et l’urgence, qui sont à l’origine d’une injonction paradoxale emprisonnant l’homme dans sa situation (lignes 9 à 17). Nous pourrons ainsi, dans un troisième temps, saisir plus précisément en quoi l’homme se trouve englué dans un présent sommé d’être le lieu d’expression d’une quête de sens de et jouissance (lignes 17 à 25).

[...]

Plan proposé

I. L’accélération du temps

De la soumission au temps à la volonté de le dominer (l. 1 à 3). Ce qui apparaît ici important est le fait que la modernité est devenue hypermodernité parce que le projet de maîtrise de la nature n’a pas abouti. Il s’agit en effet de montrer que si l’homme n’est plus soumis au temps (en raison de sa rationalité scientifique et technique qui lui permet d’agir en maîtrisant la réalisation des évènements de la nature), il semble ne pas avoir atteint une maîtrise du temps, mais être simplement dans une situation de " volonté de dominer le temps ", sans réellement y parvenir.

La patience du passé (l. 3 à 6). La situation de jadis correspondait à des contraintes imposées par le temps de la nature, temps qui avait pour effet principal de dicter le rythme de réalisation des tâches nécessaires à la vie (satisfaire les besoins premiers en fonction de ce que la nature permettait aux hommes, sans pouvoir en modifier le cours). Paradoxalement, cette situation apprenait à l’homme la patience, assigné qu’il était à l’attente en raison de son incapacité à forcer le cours des choses.

La logique d’appropriation du temps (l. 6 à 8). Le capitalisme, qui est la traduction économique de la maîtrise scientifique et technique de la nature, arraisonnée à la production humaine et à la satisfaction de ses besoins, a entraîné une accélération du temps parce que le rythme des choses naturelles a pu être modifié et soumis aux demandes incessantes de l’homme. L’homme s’est donc approprié la nature, en a fait une chose de sa volonté et chaque chose est devenue un équivalent monétaire qu’il devenait possible d’échanger dans un marché se substituant aux échanges naturels.

II. L’aliénation hypermoderne de l’homme

L’instantanéité comme maîtrise illusoire du temps (l. 9 à 12). Le pouvoir fourni par les nouvelles technologies permet à l’homme de mieux agir et d’être plus efficace : il parvient ainsi à ne pas se laisser déborder par le temps des choses en accélérant les processus de la nature. Toutefois, cette efficacité technique, qui cultive l’impression que le temps n’est plus une contrainte parce qu’il est possible de l’occuper davantage, n’abolit pas totalement le cours du temps, qui reste fondamentalement inchangé, même s’il est davantage rempli.

La contrainte de l’urgence (l. 12 à 14). Le fait de pouvoir mieux agir dans le temps rend l’homme épris d’une telle efficacité et transforme le temps occupé en urgence, parce qu’il devient nécessaire de pouvoir prouver la maîtrise de ce temps par l’occupation qui en est faite. Ainsi, l’homme en devenant celui qui occupe son temps cherche-t-il constamment à l’occuper plus et mieux, ce qui fait que le temps lui apparaît sous la forme d’une urgence qui le presse constamment.

La logique d’une aliénation paradoxale (l. 14 à 17). Il résulte de cette articulation entre l’instantanéité et l’urgence que le temps maîtrisé par la première devient le lieu de l’aliénation à une nouvelle forme du temps dans la seconde. Cette dernière doit être comprise comme la forme technicisée et humanisée du temps, c’est-à-dire une forme que l’homme pense avoir domestiquée parce qu’il l’a comprise, rationalisée, et qu’il s’est affranchie de son rythme, mais qui en réalité l’a emprisonnée, parce que les rythmes techniques et matériels qui la caractérisent aliènent l’homme à ce qu’il produit et qui détermine le rendement capitaliste de son existence.

III. L’engluement dans le présent

La réduction du temps au présent (l. 17 à 20). Les effets de cette aliénation au temps technique et capitaliste sont désastreux. Du côté de l’urgence, la société ordonnée par les exigences du capitalisme ruinent toute liberté humaine : le temps de la production et son rythme sont les lieux exclusifs de la valorisation de l’homme et celui qui ne peut atteindre les objectifs qu’ils fixent se trouve fondamentalement anéanti. Du côté de l’instantanéité, si l’homme peut se croire libéré du souci de penser le temps et son avenir (ou de revenir sur son passé), il se trouve en revanche doublement enfermé dans la logique du temps hypermoderne parce qu’il est incapable de se servir des dimensions du temps pour échapper aux exigences de sa nouvelle existence.

La déshumanisation de l’homme (l. 20 à 25). Outre la conséquence du présentisme, caractéristique de notre époque aveugle à ce qui n’est pas son actualité la plus immédiate, la domination de l’homme se mue progressivement en aliénation consumériste. Tels Marx puis Debord, qui ont évoqué la façon dont le capitalisme faisait du prolétaire un rouage de l’aliénation à la valeur de l’argent et de la consommation, le texte montre en effet que la domination d’une immédiateté urgente pousse l’individu à vouloir créer dans cet espace réduit le lieu de son divertissement. Or, la seule possibilité de se divertir devient celle de jouir au maximum de la réalisation des désirs éphémères dictés par le présent de la société capitaliste. La quête de jouissance remplace ainsi la quête de sens pour un homme qui perd fondamentalement son identité.

Conclusion.

Conçu comme une réflexion sur le temps défendant l’idée que la modernité technique aurait substitué au cours naturel du temps une occupation humaine du temps, le texte que nous venons d’analyser a en réalité une portée plus profonde. En développant l’idée que l’instantanéité et l’urgence sont devenues les deux modalités principales du vécu du temps dans une société capitaliste, ce texte montre que l’homme, loin de s’être libéré du temps, en est devenu l’esclave dans la mesure où il a créé un rythme qui le condamne à un présent tant dans son activité que dans ses loisirs. Déshumanisé par cette exigence d’un vécu strictement immédiat, l’homme a perdu le sens fondamental du temps, qui l’interpelait historiquement sur le sens de son existence et sur sa fragilité (le temps comme conscience de la mort et de la vanité de l’existence) : il est ainsi devenu un pur produit du rythme existentiel d’une société qui n’exige de lui que de jouir et de consommer les objets du temps plutôt que de vivre ce temps. Il serait en ce sens plus qu’urgent d’en revenir aux leçons du Sermon sur la mort de Bossuet qui nous rappelait déjà, au seuil de la modernité, que " C' est une étrange faiblesse de l' esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu' elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses ".