Aristote, Ethique à Nicomaque VIII, chap2. L'amitié

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L'analyse du professeur


« Les amis de mes amis sont mes amis » : le titre du film de Rohmer, qui est également un adage populaire, semble indiquer la porosité de la relation amicale, qui se fonderait ultimement sur le partage d’affinités entre individus différents. La relation d’amitié se caractériserait donc par le partage de qualités morales, et non par des propriétés personnelles, infiniment plus caractéristiques de chacun. C’est à un tel problème que se consacre le texte d’Aristote ici soumis à notre étude, puisqu’il s’agit de montrer que l’amitié se fonde sur une réciprocité n’impliquant pas seulement une bienveillance à l’égard d’autrui, mais allant jusqu’au partage explicite d’un souci de l’autre. Défendre une telle thèse implique alors que l’amitié est très exigeante, et n’oblige pas seulement l’ami à vouloir le bien d’autrui, mais l’enjoint également de se déterminer et d’agir dans le véritable sens de l’autre. Nous chercherons tout d’abord à comprendre en quoi l’amitié est nécessairement réciproque. Puis nous nous efforcerons de montrer que l’amitié ne peut se développer qu’à la condition d’une certaine forme de publicité. Enfin, il nous faudra saisir quelles sont les conditions d’une telle réciprocité explicite de l’amitié pour qu’elle se construise.

[...]

Plan proposé

Partie 1 : La réciprocité de l’amitié.

a

« L’attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisqu’il n’y a pas attachement en retour » Aristote définit ici l’amitié à partir de la réciprocité des sentiments partagés par les deux amis. À ses yeux, il ne peut y avoir d’amitié sans une telle réciprocité, ce qui implique que l’amitié dépend de deux volontés qui se rencontrent, et donc d’une décision de chacune des personnes impliquées par la relation.

b

« ni possibilité pour nous de leur désirer du bien (il serait ridicule sans doute de vouloir du bien au vin par exemple ; tout au plus souhaite t-on sa conservation, de façon à l’avoir en notre possession) » Se trouve ici précisée la relation d’amitié : la réciprocité doit se comprendre comme la volonté de désirer du bien pour l’autre, ce qui implique donc de posséder une représentation de l’autre, et de prétendre connaître ce qui est bon pour améliorer cet autre. L’amitié est donc une relation de distance bienveillante qui présuppose la possibilité de comprendre (intellectuellement) le bien d’autrui.

c

« s’agit-il au contraire d’un ami, nous disons qu’il est de notre devoir de lui souhaiter ce qui est bon pour lui. » Le devoir moral dépend ainsi de la capacité intellectuelle à se représenter la différence, et à agir en fonction de cette représentation, qui ne peut donc être égoïste. Le devoir moral d’amitié est plus précisément la capacité à concevoir le bien d’un autre pou lui-même (et non en fonction de nous).

Partie 2 : Le problème de la connaissance de la réciprocité amicale.

a

« Mais ceux qui veulent ainsi du bien à un autre, on les appelle bienveillants quand le même souhait ne se produit pas de la part de ce dernier, car ce n’est que si la bienveillance est réciproque qu’elle est amitié. » Toutefois, la simple bienveillance ne suffit pas à définir l’amitié, puisqu’il peut y avoir bienveillance sans réciprocité. Il faut donc déconnecter la conception du bien de l’autre de l’amitié, qui ne découle pas automatiquement du fait de concevoir le bien d’autrui, mais requiert en outre une volonté de faire le bien d’autrui (et non pas simplement de le comprendre).

b

« Ne faut-il pas ajouter encore que cette bienveillance mutuelle ne doit pas demeurer inaperçue ? » Est-il toutefois nécessaire de vouloir explicitement et publiquement le bien d’autrui pour que se noue une relation d’amitié ? Aristote pose ici le problème du rapport entre intention et action : l’amitié peut-elle se contenter d’intentions, ou ne doit-elle pas au contraire passer par une action manifeste ? Autrement dit, l’amitié peut-elle exister sans connaissance explicite de la réciprocité ?

c

« Beaucoup de gens ont de la bienveillance pour des personnes qu’ils n’ont jamais vues mais qu’ils jugent honnêtes ou utiles, [1156a] et l’une de ces personnes peut éprouver ce même sentiment à l’égard de l’autre partie. » Aristote prend ici l’exemple d’une relation totalement désintéressée, comme celle qui se crée entre deux personnes inconnues, dont les actes seuls sont réciproquement connus : peut-on qualifier la relation d’amitié, et ne faut-il pas au contraire considérer que la relation alors définie n’est que de la bienveillance réciproque sans amitié véritable (ce qui impliquerait que l’amitié n’existe que dans le cas d’une personnalisation du rapport inter-individuel).

Partie 3 : Les amis doivent se reconnaître.

a

« Quoiqu’il y ait manifestement alors bienveillance mutuelle, comment pourrait-on les qualifier d’amis, alors que chacun d’eux n’a pas connaissance des sentiments personnels de l’autre ? » En précisant le problème soulevé plus haut, Aristote pose en fait le problème de la sensibilité morale : l’amitié peut-elle se résumer à un rapport d’action en fonction du bien conçu, ou ne doit-elle pas passer par une relation personnelle, c’est-à-dire fondée sur une sensibilité réelle et profonde, ancrée dans des affinités de sentiments ?

b

« Il faut donc qu’il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l’autre ; que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés » La réponse d’Aristote est sans ambiguïté : l’amitié est une réciprocité explicite de sentiments entre deux êtres. Il faut donc que la volonté amicale de faire le bien s’accompagne d’une sensibilité empathique ou sympathique, c’est-à-dire d’un partage de sentiments qui ne se résument pas à une compréhension bienveillante du bien de l’autre.