Annales BAC 2017 - Tout ce que j’ai le droit de faire est-il juste ?

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L'analyse du professeur


Le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 est resté célèbre à plusieurs titres, dont l’illustration d’un devoir aveugle d’obéissance légale dont n’a cessé de se réclamer ce fonctionnaire nazi chargé de la logistique de la solution finale, alors même qu’il œuvrait à un des plus terribles génocides de l’histoire de l’humanité. Dans cet exemple, la question de la légitimité de la loi apparaît comme doublement problématique : le respect de la loi est en tension avec les convictions morales humanistes comme avec ce qui est, au moins depuis la déclaration universelle de 1948, reconnu comme des droits universels de l’humanité.

Le sujet « tout ce que j’ai le droit de faire est-il juste ? » semble ne faire qu’accentuer ce problème, dans la mesure où la loi semble souffrir nécessairement d’une tension entre ce qui est bon pour tous et ce qui est juste pour chacun. Autrement dit, la loi est nécessaire à toute vie en société puisque les individus en ont besoin pour pouvoir s’organiser et se référer à des principes de vie commune connus de tous. Cependant, les lois résultent d’une conception du bien commun qui opère nécessairement une limitation réciproque des biens particuliers. En ce sens, la loi est générale et est censée valoir pour tous sans prendre en compte les différents motifs qui peuvent pousser les hommes à agir de façon divergente. Dès lors, la loi fait comme si tous les hommes étaient les mêmes et suppose, pour être légitime, la possibilité de dépasser les raisons individuelles des comportements et les conceptions particulières du bonheur, par une conception valable pour tous. Rien cependant n’assure que la manière dont la loi dépasse les convictions morales est en soi juste, et ne peut conduire aux abominations dont le cas d’Eichmann semble porteur. Le problème de ce sujet est donc de dépasser le paradoxe entre la nécessité sociale de la loi (il faut des lois pour s’organiser) et l’imperfection propre à toute loi (le fossé entre sa vocation universelle et son application particulière). Ne peut-on espérer voir ce paradoxe se résoudre ? Faut-il considérer que la loi est toujours prise en défaut ? Ne peut-on penser que, de la théorie à la pratique, de la lettre à l’esprit, le juge ne peut infléchir la rigidité et la généralité de la loi ?

Nous chercherons ainsi tout d’abord à défendre la thèse de la légitimité nécessaire et fondamentale de la loi, devant laquelle les options morales individuelles ou particulières doivent se plier. Nous en viendrons toutefois à remarquer que cette légitimation est problématique et dangereuse, puisque la loi ne peut par elle-même être infaillible. Il nous faudra alors tenter de réfléchir aux moyens de contrôler l’application de la loi afin de minimiser les risques de tels écarts.

[...]

Plan proposé

Partie 1

La naissance de la société civile, au plan théorique comme pratique, semble pouvoir se fonder de façon pragmatique sur le besoin de pacification des conflits naturels entre les hommes. Si l’on en croit en effet la plupart des fictions contractualistes, et notamment celle de Hobbes dans le Léviathan, pour qui le pouvoir politique met fin au risque de « mort violente » consubstantiel à l’existence naturelle des hommes (comparés à des loups), la loi est nécessairement juste parce qu’elle met fin à la violence naturelle et aux désaccords interindividuels quant aux conceptions du bien, à tel point que le philosophe anglais a pu affirmer que « c’est l’autorité qui fait la loi et non la vérité ».

Le droit est donc juste parce qu’il fonde la justice d’une société : toute relation sociale ne peut en ce sens être qualifiée de juste sans l’existence de ce critère commun de comportement. La propriété du droit est donc la généralité, c’est-à-dire le fait de définir une règle qui s’impose à tous et supplante le pouvoir de décision et le critère subjectif de comportement qui prévaut à un niveau individuel. C’est d’ailleurs ce que remarque Locke dans son Traité du gouvernement civil, ouvrage dans lequel il identifie la loi de nature comme un permis de juger individuellement de ce qui est bon pour soi, en rejetant justement le jugement des autres. La justice morale ne peut donc qu’être une affaire privée, quelle que soit la force de la conviction d’un individu.

Il faudrait ainsi d’ailleurs que chacun choisisse de se conformer personnellement et moralement à la loi, puisque l’absence d’une telle conformité ne serait que le signe d’une sauvagerie personnelle, d’une auto-exclusion de la sphère sociale par laquelle l’homme ne pourrait se penser que comme un animal. C’est en ce sens qu’Aristote, dans Les politiques, affirmait déjà que celui qui vit en dehors de la cité ne peut qu’être un Dieu ou un être dégradé. Devenir un homme de bien signifierait alors tenter de comprendre comment se conformer à la loi, même si la loi nous semble mauvaise ou imparfaite, puisque cette loi est la seule garantie de définition et de réalisation d’une existence sociale.

Cependant, force est de constater qu’une société de brigands n’est pas comparable à une société d’homme pieux. Si l’existence d’une société est bien la condition de la justice, il ne s’ensuit que par un syllogisme spécieux de croire que toute société est également juste. Ne pourrait-on ainsi concevoir une hiérarchie entre la justice inhérente aux différents systèmes juridiques ? Mais alors, comment concevoir le critère qui permette d’en juger ?

Partie 2

Le fait qu’une loi soit le fondement de la justice ne doit pas signifier que la loi doit être une puissance aveugle et figée dans le marbre. Il convient en effet de remarquer que la loi est faite par des hommes, qu’ils décident seuls ou en représentant plus ou moins une majorité des avis. La loi reste en ce sens un jugement humain, et comme tout jugement il apparaît comme faillible, ainsi qu’a pu le défendre Pascal en affirmant, dans les Pensées, « plaisante justice qu’une rivière borne ». S’il est vrai que différents systèmes juridiques peuvent adopter des normes opposées, il convient de se méfier par principe d’une telle relativité.

Plus fondamentalement, il ne serait peut-être pas nécessaire et bon de considérer que toute norme juridique peut supplanter les normes morales, les significations personnelles du juste. Il semble au contraire prudent de faire l’hypothèse que la loi n’a pas nécessairement toujours la même finalité que le bien moral, et que si un conflit peut exister entre les deux, leurs domaines respectifs de compétence et de légitimité sont souvent bien différents. Comme le reconnaît d’ailleurs Augustin, dans La cité de Dieu, il faut avoir la prudence de distinguer cité de Dieu et cité des hommes, pour ne pas donner valeur absolue et indiscutable aux normes adoptées par le droit. Ainsi est-il possible, tel que le préconise d’ailleurs Locke dans sa Lettre sur la tolérance, de penser que peuvent coexister plusieurs convictions religieuses à l’intérieur d’un espace politique. La justice morale et la justice légale se jouxtent plus qu’elles ne s’opposent.

Si le droit n’a donc pas réponse à tout, il semble qu’un rapport paradoxal existe entre les normes juridiques et les normes morales. Les premières peuvent être conçues comme supérieures aux secondes puisqu’elles ont pour but de mettre fin aux conflits moraux entre les individus. Mais les normes juridiques peuvent tout aussi bien apparaître comme inférieures aux normes morales, tant parce qu’elles ne portent que sur les rapports extérieurs qu’ont les individus entre eux, que parce que les normes morales peuvent le cas échéant révéler une imperfection des normes juridiques. C’est d’ailleurs ainsi que Thoreau justifie la résistance à la loi dans La désobéissance civile, ou que la théorie de la « baïonnette intelligente » en droit pénal légitime le droit de ne pas respecter un ordre au motif qu’il serait manifestement illégal.

Il semble toutefois que ce paradoxe conduit à une forme d’aporie où les deux types de légitimités se trouvent renvoyées dos-à-dos. Comment en effet arbitrer entre leurs revendications ? Si tout ce que le droit permet de faire ne semble dès lors plus juste, quelle définition donner du juste, puisqu’il semble impossible, au regard des exigences de paix sociale, de ne pas se poser la question de ce qui est juste dans le droit ?

Partie 3

Une manière de penser une première piste de solution serait de limiter les possibilités que la loi soit en désaccord avec les jugements individuels. Une telle solution revient à renforcer la légitimité du système législatif qui décide des lois, ce qui est un argument classique en faveur du système démocratique, puisque la loi devient l’expression de la souveraineté du peuple. Comme le reconnaît en effet Sieyès dans Qu’est-ce que le Tiers état ? le fait qu’un tel système repose sur une assemblée constituante elle-même représentative de l’ensemble du peuple fournit l’assurance que la loi est bien l’émanation de la volonté de tous.

Cependant, comme il convient également de reconnaître que l’unanimité populaire est par nature impossible, il faut ajouter à ce principe démocratique une conception dynamique de la loi, c’est-à-dire la possibilité de la faire progresser à mesure des évolutions de la société, ou encore en fonction de revendications qui pourraient apparaître comme légitimes, même si la loi ne les a pas initialement prises en compte. L’exercice de « l’équilibre réfléchi », notamment défendu par Rawls dans Libéralisme politique, pourrait ainsi être un correctif de la loi dans sa tendance à la rigidité, et l’idéal de conciliation entre le droit et le juste se situerait ainsi à l’horizon d’un progrès législatif qui vise à une conception partagée de l’équité.

Plus précisément encore, comme l’atteinte de l’équilibre reste un idéal induisant parfois des tensions concrètes lorsqu’entrent en friction les lois et certaines revendications particulières de justice, il paraît nécessaire de compléter notre raisonnement par une réflexion sur le rôle du pouvoir judiciaire et les conditions d’application de la loi à des situations particulières. C’est ainsi que Ricœur, dans Le juste, envisage le rôle du juge comme garant de l’équité : il apparaît que ce dernier n’applique jamais automatiquement les lois puisque la généralité de chaque loi lui laisse une marge d’interprétation lui permettant de l’adapter et de justifier ainsi tant la légitimité de la loi qu’il représente que celle du peuple dans sa diversité, peuple au nom duquel d’ailleurs il rend la justice (selon la formule consacrée dans l’exercice judiciaire en France). Le droit sera donc toujours juste s’il parvient à adapter la décision aux conditions particulières d’existence des individus.

Conclusion

Au terme de cette analyse, il semble qu’il est possible de répondre qu’il est inconcevable qu’un sujet pense comme juste tout ce qu’il s’arroge le droit de faire. Si la formulation du sujet pouvait en effet apparaître comme trompeuse, puisque suggérant que le droit dépend d’un « je », il convient de rappeler que « je » n’ai le droit de faire que ce que le droit me reconnaît comme en droit de faire, et que ce droit n’est lui-même légitime qu’à la condition que le « je » ne soit jamais individuel, mais toujours général et potentiellement universel. Autrement dit, le sujet du droit n’agit avec justice qu’à la condition que le droit soit l’expression d’une vérité universelle, ou à défaut soit l’expression d’une norme générale susceptible d’être corrigée dans sa légitimité et son application par des recours permettant d’en montrer l’exception.