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Dans « Comment peut-on être persan ? », une des Lettres persanes, Montesquieu met en scène un persan à Paris, et montre à quel point son accoutrement suscite la curiosité des parisiens. Pourtant, lorsque cet individu choisit de s’habiller comme un parisien, les regards se détournent de lui et il devient banal. Ce choix semble indiquer que l’identité d’un homme dépend de son apparence. Pourtant, cela ne modifie pas le jugement de ce persan, qui continue à ne pas comprendre l’attitude des parisiens. Il semble qu’il y ait quelque chose d’irréconciliable entre les deux cultures et les deux modes de penser inhérents à ces cultures.
Cet exemple invite à se demander s’il est possible de se libérer de sa culture. Si l’on définit la culture comme un ensemble de valeurs, de pratiques et de connaissances qui forgent l’identité historique d’un homme et d’un groupe, il paraît difficile de se libérer de cette culture, c’est-à-dire de se détacher des points de repères qui nous ont forgés au cours de notre vécu. Pourtant, l’effectivité d’une acculturation, que l’on peut notamment observer dans la manière dont certaines populations immigrées s’intègrent à de nouveaux pays et de nouvelles cultures, montre qu’il est possible de se déraciner et de s’affranchir des liens culturels qui pourtant pouvaient apparaître comme indéfectibles et ancrés dans une conscience de soi ou un inconscient impossibles à dépasser. Le problème qui se trouve ici posé est celui de l’identité personnelle, et plus précisément celui de comprendre en quoi la formation de la conscience de soi, qui semble une capacité ou une puissance inscrite dans l’individu indépendamment de son histoire, se trouve également et paradoxalement déterminée par cette histoire, et ne s’actualise et ne prend forme que dans de telles déterminations historiques et culturelles particulières.
Nous chercherons en ce sens d’abord à montrer que la culture est le fondement de l’identité et qu’il paraît difficile de s’en libérer. Nous en viendrons toutefois ensuite à constater que la force de l’habitude n’est que circonstancielle et qu’il paraît toujours possible de lutter contre une culture qui nous détermine et nous aliène. Nous constaterons enfin que cette capacité à s’affranchir de sa culture pose un problème moral profond selon lequel la possibilité de cette libération ne vaut pas nécessairement autorisation parce qu’un individu a peut-être le devoir de conserver la culture qui lui confère son être et sa conscience.
[...]Nous pouvons tout d’abord constater qu’un individu naît dans un contexte qui l’instruit et l’éduque. Ce type de formation est un apprentissage qui développe les capacités d’un homme et forme sa personnalité au point qu’il ne serait pas faux de considérer qu’il s’agit d’un devenir irréversible puisque celui qui devient ne sera plus jamais ce qu’il était, un peu comme une sculpture qui prend forme sous l’effet des gestes de son créateur. C’est une telle thèse que défend Herder lorsqu’il considère dans son Traité sur l’origine des langues, que la langue est une formation culturelle de la pensée qui différencie les hommes et modifie leur être en fonction des particularités de chaque ensemble linguistique.
Cette formation personnelle de la pensée se double du reste d’une formation du comportement qui dépend du système culturel de la société dans laquelle se développe un homme. Il faut en effet reconnaître que cette société exerce un conditionnement éthique ou moral de chacun, au point que les valeurs, et non simplement les idées, dépendent de la culture qui l’entoure. Lévi-Strauss a ainsi mis en relief, dès Les structures élémentaires de la parenté, le fait qu’une culture était un système ou tout au moins un ensemble de repères faisant sens par eux-mêmes, et qu’il n’était pas possible de juger extérieurement, à partir d’autres repères. Autrement dit, il paraît difficile de s’affranchir des idées et des valeurs qui font notre culture et qui guident nos comportements.
Plus largement, il apparaît qu’une culture s’inscrit dans une civilisation, c’est-à-dire que les repères culturels se trouvent renforcés et hiérarchisés dans un ensemble national et transnational qui prend le nom de civilisation, à l’image que ce que l’on entend communément par la civilisation « occidentale » pour désigner des normes légales et morales de comportements qui permettent à un individu de s’entendre et d’interagir politiquement avec les autres. Il semble en ce sens qu’il faut accorder à Samuel Huntington le fait qu’il y a bien des aires de civilisation, comme il l’affirme dans Le choc des civilisations, au sens où les ensembles culturels et politiques fonctionnent comme des systèmes normatifs opposés les uns aux autres, systèmes dans lesquels les individus se définissent autant par ce qu’ils partagent que par ce qui les opposent aux systèmes alternatifs.
Une telle vision de l’enfermement d’un homme dans une culture ou dans un ensemble de cultures compatibles entre elles dresse toutefois un portrait bien pessimiste de la possibilité d’acculturation, qui contraste avec bon nombre d’expériences individuelles comme avec le principe de sociétés ouvertes, au sens de Karl Popper, sociétés qui justement prétendent, un peu selon la logique de reconnaissance de l’universalité des droits humains, que tout être humain peut s’intégrer à une culture pour peu qu’elle soit réellement ouverte aux différences.
Nous pouvons tout d’abord en ce sens considérer que la culture n’est qu’une partie de ce qui forme un individu, et qu’elle ne fait que donner un sens à un être qui a toujours la possibilité de prendre du recul critique par rapport à elle. Il semble possible d’insister sur la rationalité de l’homme comme sujet, c’est-à-dire de considérer que chacun reste maître d’un certain nombre de choix et peut se libérer de ceux qui lui viennent de sa société. C’est ce qui se trouve au principe du texte Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant, texte dans lequel le philosophe allemand montre que chacun peut secouer le joug des tutelles qui l’aliènent. Le « sapere aude », ose savoir, consiste alors à montrer que la culture n’est qu’une proposition qui peut être rejetée.
Il semblerait même que le but d’une culture soit précisément de former un esprit critique à même de libérer l’homme de toute appartenance culturelle aliénante. La fonction du savoir ou de la science (cultiver l’homme en lui inculquant des connaissances de haut niveau) serait ainsi d’apprendre une réflexion et de former une intelligence qui permettrait à celui qui l’atteint de se séparer des coutumes et des traditions qui ont pu lui être imposées, ou en tout cas de se les réapproprier librement et non plus comme des choses forcées. C’est une telle idée qui a d’ailleurs présidé à la conception du savoir et de la formation académique défendue par Humboldt lorsqu’il forgea le plan de l’Université de Berlin et créa le modèle allemand de l’Université.
Il conviendrait en ce sens de nuancer l’entente du sujet pour considérer qu’il ne faudrait pas se libérer de toute culture, mais seulement de certaines, c’est-à-dire que seules les cultures considérées comme des systèmes pratiques et traditionnels agissent comme des logiques aliénantes, à la différence de la culture intellectuelle, qui est, elle, universelle et libératrice. Autrement dit, on ne devrait se libérer de « sa » que parce que cette culture serait un système possessif auquel un individu appartient et qui l’enferme dans une logique l’empêchant de se cultiver réellement. Nous retrouvons ici l’idéal républicain proposé par Jules Ferry lorsqu’il fonda l’école et l’idée d’un creuset républicain, qui devrait donner à chacun, quelles que soient ses origines, les moyens d’une culture universelle le libérant de sa culture personnelle et potentiellement communautarisante.
Cependant, cette opposition rigide entre une culture intellectuelle et une culture pratique paraît particulièrement problématique puisqu’elle hiérarchise deux ensembles qui coexistent dans un individu et dont la conciliation pourrait éviter une forme de lutte fratricide et dangereuse psychologiquement et affectivement. Par ailleurs, le résultat d’un renoncement à une culture pratique et à un patrimoine n’est-il pas un déracinement trop radical pour un homme dont le vécu est indéfectiblement lié à ses expériences culturelles ?
Il apparaît en effet que la culture est bien, consciemment comme inconsciemment, le biais de formation d’une identité personnelle et sociale. Lorsque Aristote considérait déjà que l’homme pouvait se définir comme un animal politique, il insistait sur cette sociabilité culturelle, cette capacité à partager le bien et le mal, le juste et l’injuste, et à leur donner un sens ensemble. Il apparaît donc que se départir de sa culture est une forme de violence dont il n’est pas du tout certain qu’un individu puisse se remettre.
En outre, il est évident qu’un individu ne serait rien sans la culture qui l’a formé. Le cas de Victor de l’Aveyron est du reste symptomatique de cette difficulté : un homme sauvage ne peut se développer, ou en tout cas son développement n’est pas proprement humain. Au-delà de ce cas limite, le fait que le contexte culturel est essentiel montre que la culture ne peut simplement se définir comme une formation intellectuelle. Ne faudrait-il pas alors concevoir comme une forme de dette culturelle à l’égard de la culture dans laquelle nous avons été formés ? Cette dette serait-elle du reste un simple fardeau dont il faudrait négocier l’héritage et le patrimoine, ou ne pourrions-nous la considérer comme une forme de reconnaissance de ce que l’on est, de l’humanité qui nous habite ?
Des telles questions nous montrent que nous n’avons peut-être pas le droit de nous affranchir de notre culture. Nous en sommes en effet moralement, psychologiquement, dépendants, et cette dépendance paraît un héritage qui nous conditionne et nous permet de réaliser que nous ne sommes que des « nains juchés sur des épaules de géants » comme le disait déjà Bernard de Chartres. Il ne s’agit d’ailleurs pas simplement d’une dette au sens d’une soumission à une tradition, mais également et surtout du fait que chaque homme peut et doit se concevoir comme un passeur d’humanité culturelle, c’est-à-dire comme celui qui fait exister une culture qu’il incarne dans le temps. Il ne faut donc pas concevoir la culture comme un emprisonnement, mais comme un espace dans lequel se définir la liberté, tant pratiquement qu’intellectuellement.
Si le sujet invitait à interpréter la culture comme un ensemble de traditions ayant pour effet pervers d’enfermer celui qui trouve à définir son identité par elle, il semble que notre démonstration nous ait éloigné d’une telle logique. Nous avons en effet montré que la culture devait plutôt se concevoir à la fois comme l’acquisition d’une identité historique et sociale, et comme la formation à une connaissance et à un jugement, et que ces deux versants de la culture ne devaient pas être opposés. Dès lors, si tout rapport à la culture n’est pas fructueux, il apparaît qu’un homme ne devient pleinement humain qu’à la condition de savoir se cultiver pour s’approprier sa culture.